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Universités : « Un contrôle gestion encore fragmenté, mais plus stratégique » (M. Bollecker, UHA)
« Dans les universités, nous avons souvent constaté un contrôle de gestion fragmenté : on constate une forte implantation au niveau des directions, mais aussi des bribes de contrôle de gestion et d’outils dans les composantes et parfois dans les laboratoires, mais souvent sans relations entre les deux niveaux », indique Marc Bollecker, professeur en science de gestion à l’Université de Haute-Alsace, dans un entretien avec notre chroniqueur Romain Pierronnet.
Marc Bollecker a coordonné, avec Angèle Renaud (Crego, Université de Bourgogne), l’ouvrage “Repenser le management des organisations publiques sous le prisme du contrôle de gestion” paru en 2023 aux éditions Vuibert.
Interrogé par Romain Pierronnet, dans le cadre d’une série d’entretiens consacrés au management public, Marc Bollecker constate que « dans les directions des universités, le contrôle de gestion est surtout déployé dans les directions d’aide au pilotage ou dans les directions financières, avec comme enjeu d’alimenter le reporting pour les financeurs et notamment pour l’État ».
« Le contrôle de gestion universitaire tend à devenir de plus en plus stratégique afin d’anticiper l’évolution des dépenses salariales, mais n’en demeure pas moins encore très fragmenté dans la plupart des cas », dit Marc Bollecker, qui dirige le master contrôle de gestion et audit organisationnel de l’UHA
Université de Haute-Alsace
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Contrôle de gestion : une tentative de définition
Tout le monde ou presque est amené à rencontrer le « contrôle de gestion » dans sa vie professionnelle. Au-delà de cette vision « expérientielle », existe-t-il une définition académique consensuelle de ce que recouvre le « contrôle de gestion » ?
Dans la pratique, le contrôle de gestion n’est souvent considéré que dans sa dimension instrumentale, c’est-à-dire au travers de l’utilisation d’outils, tels que des tableaux de bord, des budgets ou des systèmes de calculs de coûts. De nombreuses définitions ont été formulées dans les travaux académiques, j’en retiendrai trois différentes.
D’abord celle que nous devons à Robert N. Anthony en 1965, une approche qui présente le contrôle de gestion comme un processus qui doit permettre aux dirigeants de s’assurer que les ressources financières, techniques et humaines sont obtenues et utilisées de manière efficace et efficiente, pour réaliser les objectifs de l’organisation.
Il s’agit là d’une optique plutôt centralisée du contrôle, fondée sur deux aspects de la performance (dont l’efficacité et l’efficience) et sur une finalité : la réalisation des objectifs globaux. C’est une des visions les plus courantes du contrôle de gestion, notamment en France, où elle a été souvent simplifiée par une orientation que l’on peut qualifier de surveillance ou de vérification.
L’ensemble des systèmes de gestion qui concourent à la réalisation des objectifs. »En 1988, Robert Anthony propose d’appréhender le contrôle de gestion plus largement, comme un système par lequel les managers - cette fois, pas seulement la direction - cherchent à influencer d’autres membres de l’organisation pour implanter la stratégie. On est là dans une vision plus large que la précédente, puisqu’elle concerne tous les managers, y compris au niveau opérationnel et intermédiaire en ce sens qu’ils contribuent à mettre en œuvre la stratégie, par exemple par des plans d’action et des budgets.
Cette vision traduit une forme de décentralisation du contrôle de gestion, qui répond notamment à l’augmentation de la taille des entreprises et à la nécessité de déléguer davantage.
Enfin, je propose de retenir une troisième définition, encore plus large que la précédente, que l’on doit à Malmi et Brown en 2008. Pour eux, il s’agit de tous les dispositifs et systèmes utilisés par les managers pour s’assurer que les comportements et les décisions de leurs employés sont conformes aux objectifs et aux stratégies de l’organisation.
Leur conception du contrôle de gestion n’est pas juste de s’en tenir à des outils de type budget, calcul de coût et tableaux de bord. C’est l’ensemble des systèmes de gestion, y compris de gestion des ressources humaines ou de gouvernance, qui concourent à la réalisation des objectifs.
Cette approche a conduit Malmi et Brown à qualifier l’ensemble de ces systèmes de package de systèmes de contrôle de gestion. Dès leur article de 2008 et dans les travaux suivants, ils mettent en évidence l’importance de prendre en compte les risques d’incohérence entre ces systèmes qui sont souvent insuffisamment ou mal connectés entre eux.
L’ouvrage que vous avez coordonné avec Angèle Renaud porte sur le secteur public. Ce choix traduit-il des caractéristiques des organisations publiques en matière de contrôle de gestion ?
Or, nos structures publiques en France sont encore bien ancrées dans des logiques d’action publique (et non actionnariales) autour du bien commun, de l’intérêt général, du service au citoyen, à l’usager et au contribuable. Il est donc utopique de considérer que les pratiques issues du privé pourraient (et doivent) être dupliquées dans le public sans aucun ajustement.
On ne peut pas envisager la pratique d’un seul contrôle de gestion »D’ailleurs, même au sein du secteur public, on ne peut pas envisager la pratique d’un seul contrôle de gestion : le secteur est peu homogène, il couvre notamment l’industrie, l’énergie, la construction navale, l’éducation, la ville, le logement, les transports, la culture, les collectivités territoriales, les crèches etc.
Nous avons tenté de montrer une certaine diversité, en nous focalisant principalement sur l’État, les hôpitaux et les universités, trois terrains qui montrent en quoi le contrôle de gestion peut contribuer à repenser les organisations publiques.
Si on considère l’accumulation des réformes en France depuis 20 ans, guidées par les principes issus du New Public Management dont l’objectif est de réduire la charge financière de l’État et de ses opérateurs, on voit que le contrôle de gestion en a été le fer de lance, en particulier dans sa version tournée vers l’efficience et les économies.
Depuis, on en a aussi vu les limites, par exemple dans les hôpitaux pendant la crise sanitaire, avec pour conséquence une remise en cause de cette version “économique” du contrôle de gestion pour aller vers une vision intégrant davantage les valeurs publiques, l’intérêt général, le service au citoyen et aux usagers.
Les universités et le contrôle de gestion
L’ouvrage développe plusieurs cas d’universités. Où en sont les universités en France vis-à-vis des pratiques et de la professionnalisation de la fonction « contrôle de gestion » ?
Un des chapitres propose justement une analyse comparée entre communes, hôpitaux et universités. Dans ces trois types d’organisations, on y trouve des outils déployés, des managers concernés - et pas juste les top managers - et des contrôleurs de gestion, donc la présence de systèmes de contrôle de gestion.
Dans les hôpitaux, le contrôle de gestion apparaît plutôt intégré car, s’il est certes décentralisé dans les pôles médicaux et médico-techniques, avec des conseillers de gestion et des états à produire pour permettre aux chefs de pôle de prendre des décisions, ces activités demeurent connectées au contrôle de gestion centrale et à la direction générale, du fait notamment de l’importance de la transmission d’informations financières dans ce contexte.
Dans les communes, les dispositifs apparaissent souvent nettement plus centralisés que dans les hôpitaux : les outils et les acteurs sont rattachés à la DGS Direction générale des services au sein par exemple d’un pôle “ressources et moyens”.
Dans les directions des universités, il est surtout déployé dans les directions d’aide au pilotage ou dans les directions financières, »Enfin, dans les universités, nous avons souvent constaté un contrôle de gestion fragmenté : on constate une forte implantation au niveau des directions, mais aussi des bribes de contrôle de gestion et d’outils dans les composantes et parfois dans les laboratoires, mais souvent sans relations entre les deux niveaux.
Dans les directions des universités, il est surtout déployé dans les directions d’aide au pilotage ou dans les directions financières, avec comme enjeu d’alimenter le reporting pour les financeurs et notamment pour l’État.
Il s’agit aussi de calculer les coûts des formations pour déterminer les tarifs de la formation continue ou des diplômes en alternance, ou pour calculer le coût de prestations de recherche.
Enfin, il est considéré comme essentiel pour la gestion de la masse salariale. Il s’agit là d’un contrôle de gestion sociale dans le périmètre de la DRH et/ou des affaires financières, qui vise à suivre et à estimer l’évolution future des dépenses salariales qui représentent parfois plus de 70 % des budgets des universités.
En ce sens, le contrôle de gestion universitaire tend à devenir de plus en plus stratégique afin d’anticiper l’évolution des dépenses salariales, mais n’en demeure pas moins encore très fragmenté dans la plupart des cas.
Au-delà de la seule question du contrôle de gestion, que révèle le déploiement du contrôle de gestion universitaire vis-à-vis de la situation plus générale de nos universités, de leur autonomie et de leur stratégie ?
Cette managérialisation vise à permettre le pilotage de l’autonomie »Le déploiement du contrôle de gestion s’inscrit dans un mouvement plus large d’implantation de nombreux outils de gestion, notamment depuis la LRU Libertés et Responsabilités des Universités (loi LRU ou loi Pécresse du nom de la ministre Valérie Pécresse), appelée loi d’autonomie des universités, du 10/08/2007 adoptée sous le gouvernement Fillon et l’autonomie, comme ceux liés à la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, à l’évaluation des personnels, au management de la qualité, au contrôle interne, et même à la stratégie. Cette managérialisation vise à permettre le pilotage de l’autonomie.
Un deuxième constat résulte de la situation budgétaire de l’État. Rappelons d’abord que l'ESR Enseignement supérieur et recherche public est insuffisamment financé en comparaison à d’autres pays - d’ailleurs, les économies prévues dans le projet de loi de finances 2025 ne permettront pas d’inverser la tendance.
Cette insuffisance pose des problèmes majeurs dans le contexte actuel d’augmentation des charges subies par les établissements. Elle génère un effet ciseau : les financements sont stables, voire diminuent, mais les charges sont fortement en hausse.
Les effectifs étudiants ont augmenté, la masse salariale progresse structurellement, le parc immobilier est très onéreux à entretenir, il est vieillissant et doit être adapté aux exigences écologiques.
Des contraintes financières fortes pour les universités publiques françaises »Les établissements visent des labellisations et des certifications pour faire face à la concurrence internationale …
Tous ces éléments représentent des contraintes financières fortes pour les universités publiques françaises qui ne sont plus compensées suffisamment ou financées par l’État. Le déploiement du contrôle de gestion s’inscrit dans un tel contexte.
Enfin, la stagnation des financements publics conduisent aussi les universités à rechercher des ressources propres et à les diversifier, avec un succès assez mitigé, il faut bien l’avouer.
Le contrôle de gestion est révélateur de cette stratégie de diversification et de développement de partenariats public-public ou public-privé, notamment quand il contribue à déterminer la tarification des activités pédagogique et/ou de recherche.
Cette évolution pose alors la question fondamentale du modèle universitaire traditionnel fondé sur la gratuité de l’accès à l’enseignement pour tous et sur la liberté de la recherche : ces fondamentaux peuvent-ils se maintenir avec la diversification des ressources propres et le développement des partenariats public-privé ?
Finissons sur une question de tendance : l'IA Intelligence artificielle . Au-delà du côté “à la mode” du sujet, que nous dit la recherche en contrôle de gestion sur les perspectives associées à l’intelligence artificielle en la matière ?
Le sujet fait couler beaucoup d’encre depuis plusieurs années. Récemment, le plan Stargate annoncé aux États-Unis pour 500Md€ d’investissement dans l’IA et l’émergence de la start-up chinoise Deepseek ont provoqué beaucoup de remous.
Les recherches académiques dans le domaine du contrôle de gestion existent, mais restent encore très rares quant aux pratiques issues de l’IA.
Peu d’études empiriques sur l’application de l’IA en contrôle de gestion »Beaucoup de travaux demeurent théoriques et conceptuels avec peu d’études empiriques sur l’application de l’IA en contrôle de gestion, ce qui résulte peut-être du fait que les praticiens sont particulièrement prudents dans son utilisation, même s’ils utilisent depuis longtemps des outils comme la business intelligence.
Les travaux existants sur l’utilisation de l’IA en contrôle de gestion se focalisent sur plusieurs sujets.
- Le premier concerne l’utilité de l’IA, notamment dans les prévisions budgétaires dans le secteur privé. Les difficultés à construire un budget sont connues en termes de temps, mais aussi de fiabilité des données. Ce sont des processus souvent très lourds et très longs qui se déroulent dans un environnement économique extrêmement turbulent et incertain, ce qui rend les prévisions fragiles et nécessite un travail fastidieux d’actualisation. Des chercheurs considèrent que l’IA pourrait faciliter la construction du budget annuel, d’une part, et la révision budgétaire d’autre part, à condition que les données introduites soient fiables et actualisées.
- D’autres chercheurs se questionnent sur la qualité des décisions prises à partir de l’IA. Grande est la tentation de faire tourner une IA sur des données produites par l’organisation pour prendre plus facilement des décisions, dans des délais très faibles. Mais certains chercheurs mettent en évidence des risques de décisions hâtives et invitent à une grande prudence.
- Une autre thématique concerne l’impact de l’IA sur les métiers, et notamment celui de contrôleur de gestion. Grâce à l’IA, certains chercheurs se demandent si le contrôleur de gestion pourra se détourner de tâches fastidieuses de traitement de l’information pour se consacrer davantage à l’expertise et au conseil aux managers. À noter que cette même question était déjà posée avec les progiciels de gestion intégrée dans les années 90 !
- Enfin, d’autres chercheurs soulèvent la concurrence qui se développe sur la donnée : comme l’IA s’alimente par le big data, il n’est pas certain que les contrôleurs de gestion resteront les experts de la donnée. En effet, certains scénarios dévoilent des risques de concurrence avec d’autres professionnels, comme les data scientists. Et toujours sur les données, se pose la question de leur sécurisation : les données mobilisées par les IA sont souvent stratégiques et sensibles. Dès lors, comment alimenter et utiliser ces IA sans risques de fuites de données en dehors de l’organisation ?
On le voit, les questions ne manquent pas. Nous les abordons dans un groupe thématique, que nous avons mis en place avec trois autres collègues, centré sur la digitalisation en comptabilité, contrôle et audit. Le groupe va travailler pendant quatre ans avec des chercheurs français et internationaux sur cette thématique.
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Romain Pierronnet
Chargé de mission scientifique @ Office français de l’intégrité scientifique (Ofis)
Chargé d’appui à la politique scientifique @ Cerefige (Centre européen de recherche en économie financière et gestion des entreprises, Université de Lorraine)
Romain Pierronnet assure des chroniques sur le management public et la recherche en sciences de gestion concernant l’ESR pour News Tank.
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Parcours
Chargé de mission scientifique
Chargé d’appui à la politique scientifique
Chargé de mission « Système d’information Recherche, Algorithmes et Codes Sources »
Chercheur associé
Consultant - Chercheur
Adjoint au Maire délégué au Numérique, à l’Education et aux écoles
Conseiller métropolitain délégué à la Recherche, à l’Enseignement Supérieur, à la Vie Etudiante
Vice-Président Etudiant
Établissement & diplôme
Maîtrise de mathématiques
Doctorat en sciences de gestion
Master Développement et Management des Universités
Fiche n° 12499, créée le 15/07/2015 à 21:19 - MàJ le 04/02/2025 à 09:59
Propos recueillis par notre chroniqueur, Romain Pierronnet, docteur en sciences de gestion et chargé d’appui à la politique scientifique du Cerefige (Université de Lorraine).
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