« Les universités sont à un tournant pour adopter un nouveau modèle économique » (Aziz Mouline)
« Nous sommes une grosse organisation complexe qu’il faut essayer de manager. Cela veut dire faire des choix pour avoir des effets de levier, mettre des postes là où cela permet de trouver de nouvelles ressources, chercher de nouvelles compétences », déclare Aziz Mouline, vice-président pilotage et qualité de l’Université Rennes 1, à News Tank le 27/10/2020.
C’est surtout en tant que professeur de sciences économiques de l’établissement et membre du Centre de recherche en économie et management (UMR
Unité mixte de recherche
Rennes 1 / CNRS) qu’il s’exprime, et alors qu’est paru un de ses articles dans la revue Management international, intitulé « Après dix ans d’autonomie, quel nouveau modèle économique pour les universités françaises ? ».
L’université, une entreprise comme une autre ? « Les universités ne sont pas des entreprises mais nous devons être attentifs à la qualité de la gestion (…) C’est du management public ! (…) En quoi est-ce un vilain mot de dire que nous avons besoin de tableaux de bord ? Ou une provocation que de demander à être jugé par la performance et par les résultats ? »
Il plaide aussi pour un nouveau modèle d’allocations des moyens, l’actuel étant « plombé par la question de la masse salariale qui pèse 80 % des dépenses et augmente mécaniquement. Si on sort la masse salariale du modèle en question, il reste peu, certes, mais suffisamment pour modifier les pratiques universitaires par des incitations positives. »
Selon lui, « les universités sont à un tournant ».
« Il faut redéfinir notre modèle contractuel »
12 ans après la loi LRU Libertés et Responsabilités des Universités (loi LRU ou loi Pécresse du nom de la ministre Valérie Pécresse), appelée loi d’autonomie des universités, du 10/08/2007 adoptée sous le gouvernement Fillon , les universités doivent-elles adopter un nouveau modèle économique ?
Ne pas rater le tournant »Les universités sont à un tournant, car si notre fonction de base reste la production et la transmission de la connaissance, trois éléments conduisent à un contexte nouveau : les PIA Programme d’investissements d’avenir et le financement systématique par projet, l’ordonnance de décembre 2018 permettant de créer de nouvelles universités avec une gouvernance renouvelée, et la LPR Loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l’enseignement supérieur avec des évolutions fortes en gestion de ressources humaines.
Quant aux présidents d’université, ils ont vu leurs missions élargies avec les RCE Responsabilités et compétences élargies . Aujourd’hui, un président doit devenir un manager, et ce n’est pas un gros mot ! Pour piloter une université aujourd’hui, il faut savoir ce qu’est la comptabilité analytique, raisonner en couts complets, piloter la masse salariale, maîtriser les dépenses immobilières qui nécessitent des compétences fortes. Donc oui, c’est un tournant, et ceux qui le ratent, je ne souhaite pas être à leur place.
Comment faire advenir ce nouveau modèle sachant que la dotation de l’État représente toujours 80 à 90 % du budget des universités et que la diversification des ressources tient parfois de la gageure ?
En France, la place des pouvoirs publics notamment dans l’ESR, est une tradition très forte. Et aujourd’hui, personne ne demande le retrait de l’État à l’anglo-saxonne : l’État a un rôle très important à jouer. On ne peut pas substituer la dotation de l’État. Mais comme nous sommes dans un environnement économique contraint, nous n’avons plus droit à l’erreur.
Je suis une sorte de névrosé de la productivité : ce n’est pas parce qu’on donne beaucoup d’argent à une organisation comme une université que l’efficacité va s’améliorer.
De fait, les ressources propres font partie des indicateurs regardés dans le cadre du contrat quinquennal signé par chaque université, et je pense que chacune y est attentive. L’université de Rennes 1 mène une politique très active de développement des ressources propres (formation continue, alternance, mécénat, partenariat, valorisation de la recherche) qui représentent 15 % de ses moyens.
Mais il existe des problèmes de fond, notamment sur l’apprentissage et la FCU Formation continue à l’université. Marque utilisée par la Conférence des directeurs de service universitaire de formation continue. , qui restent pour l’instant limités en volume sur un marché très concurrentiel. Certains responsables politiques donnent l’impression que c’est facile, qu’il y a un marché et qu’il n’y a qu’à se servir. Sauf qu’un marché doit s’appréhender, il faut des compétences pour aller chercher des parts.
Les universités ne sont-elles pas suffisamment outillées pour réussir ?
Ne pas y aller tout seul »Les universités ont des atouts, mais leur offre de diplômes d’État est caractérisée par des formations longues et diplômantes (licence, master), qu’elles devront faire évoluer en blocs de compétences et d’apprentissage. Il leur faut aussi faire certifier leur offre de formation par des procédures qualité. Car en face, il y a un secteur privé bien installé. Résultat, pour la FCU, les universités plafonnent autour de 2 % du chiffre d’affaires global d’un marché national estimé à 34 Md€.
À l’université de Rennes 1, nous avons mis en œuvre cette évolution avec succès et venons d’obtenir une nouvelle certification. Notre chiffre d’affaires devrait passer de 10 à 15 M€ en 2021, grâce en particulier à la création d’un centre de formation d’apprentissage.
Si on veut réussir, on ne peut pas y aller tout seul : il faut passer des accords avec des branches professionnelles, des partenaires — à Rennes 1 nous avons monté une alliance avec Klaxoon, une start-up dynamique dans les technologies de l’éducation, et créée par un diplômé de notre université.
Ensuite, la crise économique actuelle fragilise le développement de l’alternance et de la formation continue pour 2021 et 2022.
Dans ce contexte, le ministère a raison d’accompagner les universités en prolongeant les contrats doctoraux et surtout en prenant en charge certaines dépenses liées à la crise sanitaire. Autrement dit, les universités ont besoin de soutien dans ce contexte crise, les ressources propres ne suffiront pas.
Hausse des frais d’inscriptions : « un effet limité »
« Si on touche aux frais d’inscriptions pour les étudiants, ce sera la bronca et pour un effet limité. On a commencé à le faire avec les étudiants internationaux, mais si on fait le calcul, cela ne représente pas grand-chose et la crise sanitaire qui remet en cause la mobilité internationale des étudiants fragilise cette stratégie.
Certaines grandes écoles et universités anglo-saxonnes sont ainsi menacées, car elles ont beaucoup misé sur cette stratégie d’étudiants internationaux. Ce ne peut donc être qu’un élément dans une stratégie globale qu’il faut clarifier. »
D’autant que certaines universités sont plombées par des dépenses qu’elles maîtrisent difficilement comme le GVT Glissement vieillissement technicité …
C’est une difficulté majeure. Les effectifs d’enseignants et d’enseignants-chercheurs sont globalement identiques à ce qu’ils étaient en 2012 alors même que les universités accueillent plus d’étudiants. Il faut changer de modèle en modifiant la structure de l’emploi pour limiter le GVT. C’est une piste que nous avons explorée à l’université de Rennes 1.
Allons-nous devenir adultes ? »,Mais le GVT qui est lié à la structure des emplois ne peut pas être le seul thème des négociations des moyens. Est-ce qu’on va passer notre temps à demander à l’État de compenser notre GVT ? Allons-nous devenir adultes et nous prendre par la main et nous confronter à un monde concurrentiel ?
À Rennes 1, cela représente 2 M€ non compensés. Mais ce n’est pas cela qui doit nous bloquer pour aller chercher des ressources propres. Nous avons beaucoup d’atouts, notamment les partenariats de recherche, nous avons créé des liens solides avec le monde socio-économique, nous déposons des brevets, nous créons des start-up, nous avons une fondation universitaire particulièrement dynamique.
Le modèle de l’université pour former de futurs profs c’est fini ! Toutes les études au niveau français et européen montrent à quel point la contribution de l’université à la richesse de la nation est importante, et à quel point l’université est incontournable et c’est pourquoi il faut redéfinir notre modèle contractuel.
Quel avenir dès lors pour le modèle d’allocation des moyens ?
Il est plombé par la question de la masse salariale qui pèse 80 % des dépenses et augmente mécaniquement. Si on sort la masse salariale du modèle en question, il reste peu, certes, mais suffisamment pour modifier les pratiques universitaires par des incitations positives.
Le problème du contrat quinquennal, c’est qu’on définit un contrat, on le signe, et le prochain rendez-vous, c’est cinq ans plus tard pour savoir si on a bien travaillé ou pas. Et entre temps, les budgets alloués ne sont pas conditionnés à une bonne pratique ou de bons résultats.
Est-ce normal que les subventions soient encore corrélées uniquement à l’évolution des effectifs en formation initiale ? On nous demande de former des doctorants, d’être des enseignants publiants, de renforcer l’insertion professionnelle, mais ces critères qualitatifs ne sont pas assez pris en compte.
Frédérique Vidal elle-même a dit qu’on ne peut plus fonctionner comme cela. Cependant, quand on est à la veille d’une élection présidentielle, on ne touche pas à des choses sensibles et qui fâchent. Donc, il est fort à parier qu’il n’y aura pas de bouleversements importants d’ici là, au-delà du dialogue stratégique et de gestion.
La généralisation du dialogue stratégique et de gestion vous semble-t-elle aller dans la bonne direction, même s’il concerne une très petite portion du budget ?
Avoir commencé le DSG Dialogue stratégique et de gestion en expérimentant avec 10 universités avant de la généraliser me semble une bonne approche. Avec l’idée de faire remonter au ministère deux ou trois projets où il peut nous aider. À Rennes 1 par exemple, c’est comme cela que nous avons pu mettre en place notre système d’information décisionnel (SID) avec le soutien de nombreuses universités partenaires. Et en finançant cet outil, c’est un levier supplémentaire pour nous aider aller vers l’extérieur.
LPR : « un sentiment de gâchis à l’arrivée »
« La LPR a amené beaucoup d’espoir dans la prise en compte que la recherche a besoin de temps long. Malheureusement, jamais une loi n’aura fait autant l’unanimité au départ et suscité à l’arrivée un tel sentiment de gâchis. Le ministère gagnerait à continuer à faire preuve de pédagogie et expliquer l’importance de la recherche pour la France. »
Avec le PIA s’est imposé le modèle de financement par appels à projets. Or, c’est un modèle qui suscite des inquiétudes, notamment dans le fait d’avoir un ESR à plusieurs vitesses…
Quelle place pour les non Idex ou I-site »Si on s’inscrit dans le temps long, on voit que les PIA ont participé à la structuration du paysage de l’enseignement supérieur. On a vu comment certaines universités ont pu profiter des financements pour augmenter leur visibilité et leur efficacité — et c’est l’intérêt d’avoir un jury international qui n’est pas complaisant !
La question que cela pose en effet, c’est quelle place pour les universités qui ne sont pas Idex Initiative(s) d’excellence ou I-site Initiative-Science-Innovation-Territoire-Economie , mais qui ont un rôle important pour leur territoire ? Le problème c’est qu’on ne répond pas à la question. Si ce que veut l’État c’est des universités spécialisées sur la recherche d’un côté, et sur la formation de l’autre, qu’il le dise !
Christine Musselin Directrice de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations @ Sciences Po Paris (IEP Paris) • Membre du conseil d’orientation scientifique @ Observatoire des Sciences et des Techniques… a aussi montré que le gouvernement a mené des politiques contradictoires, en favorisant des regroupements territoriaux sous forme de Comue Communautés d’universités et d’établissements , tout en renforçant des universités de recherche intensives bien reconnues grâce aux PIA. Dans ce contexte d’exigences contradictoires, certains sites où la fusion est impossible à court ou moyen terme ont été ou sont fragilisés.
L’État doit accompagner au mieux les sites et les universités dans le cadre de la contractualisation et pas uniquement les universités labellisées et fusionnées qui ne représentent qu’une minorité.
Diriez-vous que la base du nouveau modèle économique, c’est l’identification de ses forces et la nécessité de faire des choix ?
C’est plus qu’un préalable, c’est une nécessité. C’est ce que j’enseigne à mes étudiants : étudier les points forts, les points faibles, les menaces et les opportunités. Nous sommes une grosse organisation complexe qu’il faut essayer de manager. Cela veut dire faire des choix pour avoir des effets de levier, mettre des postes là où cela permet de trouver de nouvelles ressources, chercher de nouvelles compétences.
Vous parlez de pilotage efficace, de management, d’efficacité : des termes qui parfois effraient, car ils font penser à celui du monde de l’entreprise. Peut-on gérer une université comme une entreprise ?
Nous donner les moyens d’un pilotage moderne »Les universités ne sont pas des entreprises, mais nous devons être attentifs à la qualité de la gestion d’une structure aussi complexe que l’université. C’est du management public ! Je connais les contraintes qui pèsent sur une université, mais nous gérons de l’argent public. Nous avons l’obligation d’être attentifs à la façon dont il est dépensé.
En quoi est-ce un vilain mot de dire que nous avons besoin de tableaux de bord ? Ou une provocation que de demander à être jugé par la performance et par les résultats ?
Je ne dis pas que nous devons appliquer les techniques de management du privé à l’université. Mais nous sommes des organisations complexes donc nous devons nous donner les moyens d’un pilotage moderne. Cela veut dire avoir des compétences pour le suivi des investissements, le suivi de la masse salariale, l’analyse en termes de coûts complets. Et cela n’a rien à voir avec le fait de geler des postes, qui ne résout en rien le problème de fond.
La CPU Conférence des présidents d’université et les réseaux ont-ils un rôle à jouer dans ces enjeux de modèles économiques ?
La CPU a une commission en charge du pilotage et des moyens, et qui peut-être force de propositions. Plus globalement, on voit bien arriver une nouvelle génération de présidents d’université, qui savent ce qu’il faut faire maintenant pour être à la tête d’une université et la piloter de manière efficiente : il y a une prise de conscience à ce niveau. Les réseaux de VP sont importants aussi. Ensuite, il ne faut pas se tromper sur l’objectif, notamment en se limitant à des indicateurs imposés : à Rennes 1, nous avons nos propres indicateurs. La culture de la restitution, du rendu est capitale.
Un enseignant-chercheur « adepte de la recherche-action »
Si Aziz Mouline est vice-président pilotage et qualité de l’Université Rennes 1, il est aussi, ou d’abord, « un enseignant-chercheur soucieux de l’impact de ses travaux qui cherche systématiquement à concilier rigueur et pertinence, et adepte de la recherche-action. Je suis une sorte de professeur Tournesol qui sort de son laboratoire, qui confronte sa recherche à ce qu’il voit ».
« Dans ma récente publication[1], je n’ai pas pris des hypothèses théoriques au hasard. Parfois il y a un petit décalage entre la théorie et la pratique : quand j’ai parlé du système d’information décisionnel pour la première fois lors du premier mandat de David Alis, et l’intérêt de faire bénéficier notre université d’un système d’information performant pour toute l’université, j’avais l’impression d’être un extraterrestre ; maintenant tout le monde me demande pourquoi on ne l’a pas fait avant ! C’est ce type de modernisation réussie qu’il faut généraliser dans les universités pour leur permettre de progresser et d’innover. »
Selon lui, le ministère « gagnerait davantage à s’appuyer sur les universitaires pour élaborer ses politiques et renforcer l’évaluation des politiques publiques. C’est une force de mon laboratoire, le CREM (Centre de Recherche en Économie et Management). »
[1] Aziz Mouline, (2020), « Après dix ans d’autonomie, quel nouveau modèle économique pour les universités françaises ? », Management International, Vol. 24, n° 1, pages 154-164.
Parcours
Professeur émérite
Vice Président pilotage et qualité
Professeur de Sciences Economiques
Directeur du département d’évaluation des établissements
Vice-président en charge de l’insertion professionnelle
Établissement & diplôme
Agrégation sciences économiques
Habilitation à diriger des recherches
Doctorat en économie
Fiche n° 41464, créée le 27/10/2020 à 16:35 - MàJ le 02/10/2024 à 17:40