L’usage des données probantes dans l’éducation : promesses et obstacles (Romuald Normand)
« Malgré plus de vingt ans d’amélioration modeste de la recherche en éducation, les preuves sur la meilleure façon d’exploiter ces résultats sont encore très limitées », écrit Romuald Normand
Professeur des universités @ Université de Strasbourg (Unistra) • Co-Responsable du réseau européen des sociologues de l’éducation @ European Educational Research Association
, sociologue de l’éducation, le 21/10/2024, dans une présentation d’une revue de la recherche internationale menée par une équipe britannique.
Quelles sont les meilleures façons de faire en sorte que les résultats de recherche de haute qualité soient utilisés dans les politiques et les pratiques en éducation ? C’est la question à laquelle Stephen Gorard et ses collègues, chercheurs au Centre pour les Preuves (Evidence Centre for Education) de l’Université Durham, au Royaume-Uni, ont cherché à répondre en analysant 323 études issues de plusieurs bases de données académiques.
Selon Romuald Normand, « la revue internationale met en évidence plusieurs recommandations clés pour améliorer l’utilisation des données probantes dans l’éducation :
• Renforcer la qualité des recherches (…). Cela nécessite notamment un investissement dans la formation des chercheurs, en particulier dans les compétences quantitatives et l’évaluation des relations causales.
• Les enseignants, les chefs d’établissement et les décideurs politiques doivent bénéficier de structures d’accompagnement adéquates pour utiliser efficacement les données probantes.
• Il est essentiel d’impliquer davantage les utilisateurs finaux dans le processus de recherche, afin de garantir que les résultats produits sont pertinents et applicables dans des contextes réels. »
Des appels politiques à améliorer la qualité de la recherche en éducation
Depuis plusieurs décennies, les décideurs politiques appellent à une amélioration de la qualité de la recherche en éducation. Ces appels ont conduit à la production de données probantes plus fiables sur certains aspects de l’éducation. Cependant, une question demeure quant à la manière d’utiliser ces données probantes pour avoir un impact tangible sur les politiques et les pratiques éducatives.
En effet, bien que certains programmes et approches basés sur des preuves soient de plus en plus adoptés dans les écoles et les établissements scolaires, il n’y a pas eu de progrès équivalent concernant la meilleure façon de les utiliser efficacement.
La revue de la littérature de recherche conduite par Stephen Gorard et ses collègues analyse en détail ce que nous savons sur l’usage des données probantes dans l’éducation.
- Il en ressort que, malgré plus de vingt ans d’amélioration modeste de la recherche en éducation, les preuves sur la meilleure façon d’exploiter ces résultats sont encore très limitées.
- La synthèse vise donc à identifier les obstacles rencontrés, à examiner les solutions proposées et à formuler des recommandations sur la manière de mieux intégrer les résultats des recherches dans la politique éducative et la pratique quotidienne dans les écoles et les établissements scolaires.
Pour analyser la question de l’usage des données probantes dans l’éducation, Stephen Gorard et ses collègues, chercheurs au Centre pour les Preuves (Evidence Centre for Education) de l’Université Durham, au Royaume-Uni, se sont appuyés sur une revue exhaustive de 323 études issues de plusieurs bases de données académiques (EBSCOhost, Web of Science, JSTOR, etc.).
L’objectif était d’identifier les travaux les plus pertinents et les plus rigoureux pour fournir une réponse solide à la question de recherche : quelles sont les meilleures façons de faire en sorte que les résultats de recherche de haute qualité soient utilisés dans les politiques et les pratiques en éducation ?
Les défis posés par l’usage des données probantes dans l’éducation
Bien que des données probantes existent et soient disponibles, leur utilisation dans les pratiques éducatives et les décisions politiques reste confrontée à plusieurs obstacles, selon ces chercheurs.
Ces défis peuvent être divisés en trois grandes catégories : la qualité des données probantes, l’utilisation de ces données dans les décisions politiques et la pratique, et les problèmes structurels associés à leur mise en œuvre.
La qualité des recherches disponibles
Un des principaux défis dans l’utilisation des données probantes en éducation est lié à la qualité des recherches disponibles. En effet, bien que de nombreuses recherches soient produites chaque année, leur rigueur scientifique n’est pas toujours au rendez-vous. Il n’est pas rare que des recherches de moindre qualité aient un impact disproportionné sur les politiques éducatives, tandis que des études robustes et bien menées passent inaperçues.
. Il n’est pas rare que des recherches de moindre qualité aient un impact disproportionné sur les politiques éducatives »Cela peut avoir des conséquences désastreuses, notamment lorsque des programmes ou des approches pédagogiques inefficaces, voire nuisibles, sont mis en œuvre dans les écoles et les établissements scolaires. De plus, la tendance à utiliser des études isolées pour justifier des décisions politiques est problématique, car une seule étude ne peut jamais fournir une image complète et fiable de la réalité.
Les chercheurs et les décideurs doivent donc s’efforcer de fonder leurs décisions sur un ensemble plus large d’études, en mettant l’accent sur les recherches de meilleure qualité.
L’utilisation des données dans les décisions politiques et pratiques
Même lorsque des données probantes de qualité existent, leur utilisation dans les décisions politiques et la pratique est souvent insuffisante. Cela peut s’expliquer par plusieurs facteurs.
Une méthode peut être adoptée parce qu’elle est plus facile à mettre en œuvre »Tout d’abord, il est fréquent que les écoles et les établissements scolaires adoptent des approches basées sur des preuves non pas parce qu’elles sont fondées sur des recherches solides, mais pour des raisons pratiques ou politiques. Par exemple, une méthode peut être adoptée parce qu’elle est plus facile à mettre en œuvre ou parce qu’elle est politiquement avantageuse, même si les preuves de son efficacité sont faibles.
De plus, il existe peu de preuves que les systèmes éducatifs aient connu une augmentation significative de l’utilisation des données probantes ces dernières années. Bien que des efforts aient été faits pour sensibiliser les enseignants et les décideurs à l’importance de fonder leurs actions sur des preuves, il reste encore beaucoup à faire pour que cette approche devienne la norme.
En particulier, il est essentiel de mieux comprendre comment acheminer efficacement les résultats de la recherche vers les utilisateurs finaux, qu’ils soient enseignants ou décideurs, et de les inciter à adopter des pratiques fondées sur des preuves.
Le manque de compréhension sur la meilleure manière d’utiliser les données probantes
Un autre défi majeur est lié au manque de compréhension sur la meilleure manière d’utiliser les données probantes dans les pratiques éducatives et les politiques publiques. Bien que des progrès aient été réalisés pour produire des preuves solides sur ce qui fonctionne en éducation, peu d’efforts ont été consacrés, selon les chercheurs de l’Université Durham, à la question cruciale de savoir comment ces preuves peuvent être mises en œuvre de manière efficace.
En conséquence, il existe un écart important entre la production de données probantes et leur utilisation réelle dans les écoles et les ministères de l’éducation.
Les obstacles à l’utilisation des données probantes dans l’éducation
Plusieurs obstacles empêchent une utilisation efficace des données probantes dans l’éducation. Ces obstacles peuvent être regroupés en trois grandes catégories : la qualité des recherches, les compétences et attitudes des utilisateurs, et les contraintes institutionnelles.
Une recherche en éducation fragmentée
La première barrière à l’utilisation des données probantes est l’éventail des recherches elles-mêmes. De nombreuses études en éducation manquent de rigueur scientifique, ce qui limite leur utilité pour éclairer les politiques et les pratiques.
Par exemple, un manque de compétences quantitatives parmi les chercheurs a été identifié comme un problème majeur dans la production de recherches en éducation.
La recherche en éducation reste largement fragmentée »En effet, bien que des efforts aient été faits pour améliorer la qualité des recherches en éducation, notamment au Royaume-Uni avec des initiatives telles que l’Education Endowment Foundation (EEF) et l’Institute of Education Sciences (IES) aux États-Unis, ces progrès n’ont pas suffi à combler les lacunes existantes.
De plus, la recherche en éducation reste largement fragmentée, avec un manque d’études cumulatives et une forte prévalence de petites études à portée limitée.
Les compétences et attitudes des utilisateurs
Le deuxième obstacle concerne les compétences et attitudes des utilisateurs des données probantes, qu’il s’agisse des enseignants, des chefs d’établissement ou des décideurs politiques. En règle générale, ces acteurs n’ont pas les compétences nécessaires pour interpréter correctement les résultats de la recherche et les appliquer de manière efficace dans leur pratique quotidienne.
Les enseignants et les chefs d’établissement se montrent sceptiques »Dans de nombreux cas, les enseignants et les chefs d’établissement se montrent sceptiques à l’égard des recherches, préférant s’appuyer sur leur propre expérience ou sur des méthodes traditionnelles, même lorsque celles-ci sont moins efficaces que des approches basées sur des données probantes.
De plus, beaucoup de praticiens ne se sentent pas habilités à changer les pratiques existantes, même lorsqu’ils disposent de preuves solides montrant que ces pratiques ne sont pas optimales.
D’après Gorard et ses collègues, il existe donc un besoin urgent de renforcer les compétences des utilisateurs des données probantes et de les sensibiliser à l’importance de baser leurs décisions sur des preuves solides et fiables.
Les contraintes institutionnelles
Enfin, les contraintes institutionnelles jouent également un rôle majeur dans la limitation de l’utilisation des données probantes dans l’éducation. La rotation fréquente des personnels au sein des administrations publiques, ainsi que la pression des médias et des cycles politiques courts, rendent difficile l’adoption de stratégies fondées sur des données probantes à long terme.
Les décideurs politiques, en particulier, sont souvent contraints de prendre des décisions rapides et opportunistes, qui ne sont pas toujours basées sur des preuves solides.
En conséquence, les politiques publiques en matière d’éducation sont souvent influencées par des considérations politiques ou médiatiques plutôt que par des données probantes fiables.
De plus, la mobilité élevée des fonctionnaires au sein des administrations éducatives rend difficile l’établissement d’une continuité dans l’utilisation des preuves, car les nouveaux responsables politiques peuvent ne pas être au courant des travaux de recherche réalisés précédemment.
Synthèse des résultats
L’examen des études sur l’utilisation des données probantes dans l’éducation par l’équipe de recherche de l’Université Durham fournit plusieurs résultats importants.
Les constats concernent principalement la qualité des preuves, les méthodes utilisées pour les transmettre aux utilisateurs, et les facteurs qui influencent leur adoption.
Les preuves de faible qualité
L’une des conclusions les plus frappantes de cette revue est que la majorité des recherches existantes sur l’utilisation des données probantes ne répondent pas aux normes actuelles de rigueur scientifique.
Bien que de nombreux travaux aient été réalisés pour améliorer la qualité des recherches dans le domaine de l’éducation, il reste encore beaucoup à faire pour garantir que seules les preuves de haute qualité soient utilisées pour orienter les politiques éducatives.
En particulier, selon les chercheurs de l’université Durham, il existe un grand nombre d’études qui spéculent sur la manière dont les données probantes pourraient être utilisées, sans fournir de preuves empiriques solides pour appuyer leurs affirmations.
De plus, de nombreuses études se concentrent sur des aspects théoriques ou conceptuels, sans tester directement leurs hypothèses dans des contextes réels.
La simplification des données probantes
Un autre résultat clé concerne la manière dont les données probantes sont présentées aux utilisateurs. Il a été constaté que la simplification excessive des données probantes, bien que visant à les rendre plus accessibles, peut en réalité nuire à leur précision et à leur utilité.
Les enseignants et les décideurs politiques ont souvent besoin d’un accompagnement plus actif pour comprendre et interpréter les données de manière correcte.
Il est également important de noter que la simple présentation passive des données probantes, par exemple sous forme de rapports ou de résumés, ne suffit généralement pas à encourager leur utilisation. Les utilisateurs doivent être activement engagés dans le processus de traduction et de mise en œuvre des résultats de recherche pour que ces derniers aient un véritable impact.
Le rôle des intermédiaires (courtiers en connaissances)
Les courtiers en connaissances jouent un rôle crucial dans la traduction des données probantes et leur transmission aux utilisateurs finaux. Ces intermédiaires peuvent aider à contextualiser les résultats de la recherche et à les rendre plus pertinents pour les praticiens et les décideurs politiques.
Les études montrent que les données probantes ont plus de chances d’être utilisées efficacement lorsqu’elles sont présentées de manière active et itérative, par un intermédiaire respecté et de confiance.
Cette approche active de la transmission des connaissances s’avère souvent plus efficace que la simple diffusion passive de résumés de recherche.
Les meilleures pratiques pour favoriser l’utilisation des données probantes
Plusieurs bonnes pratiques ont émergé de cette revue internationale pour améliorer l’utilisation des données probantes dans l’éducation. Ces pratiques comprennent la simplification des données, la formation continue des utilisateurs, et leur implication dans le processus de recherche.
Simplification et accessibilité
Bien que la simplification excessive des données probantes puisse nuire à leur utilité, il est essentiel, selon Gorard et ses collègues, que ces données soient présentées de manière claire et accessible aux utilisateurs finaux.
Cela peut se faire en développant des outils interactifs, tels que des boîtes à outils en ligne, qui permettent aux enseignants et aux décideurs d’accéder facilement aux résultats de la recherche et de les appliquer dans leurs pratiques.
Rendre les données probantes plus accessibles et utilisables »
L’Education Endowment Foundation (EEF) au Royaume-Uni a développé une boîte à outils en ligne qui classe les programmes éducatifs en fonction de la qualité des preuves et des coûts associés.
Bien que cet outil ait rencontré un certain succès, il reste encore à démontrer son impact direct sur les résultats des élèves déclarent les chercheurs. Néanmoins, de tels outils interactifs constituent une approche prometteuse pour rendre les données probantes plus accessibles et utilisables par les praticiens.
Formation continue et mentorat
Une autre approche efficace pour favoriser l’utilisation des données probantes serait de renforcer les compétences des utilisateurs par le biais de la formation continue et du mentorat. Les enseignants, les chefs d’établissement et les décideurs politiques devraient être formés à l’utilisation des données probantes, à la fois en termes de recherche et d’application pratique.
Des ateliers de formation, des programmes de mentorat et des formations sur mesure peuvent aider les utilisateurs à mieux comprendre les données probantes et à les intégrer dans leurs pratiques quotidiennes. Cependant, il est important que ces formations soient adaptées aux besoins spécifiques des utilisateurs et qu’elles s’inscrivent dans un cadre d’accompagnement institutionnel plus large.
Implication des utilisateurs dans la recherche
Une des approches les plus prometteuses pour encourager l’utilisation des données probantes est d’impliquer directement les utilisateurs, comme les enseignants ou les décideurs politiques, dans le processus de recherche. En les associant à la conception et à la mise en œuvre des études, il est possible d’augmenter leur adhésion aux résultats et de faciliter l’adoption de pratiques fondées sur des preuves.
Il est possible d’augmenter leur adhésion aux résultats »Cela permet également de s’assurer que la recherche produite est pertinente pour les besoins réels des utilisateurs, ce qui augmente les chances que ces résultats soient appliqués dans les écoles ou les ministères de l’éducation. Toutefois, cette approche doit être bien encadrée pour éviter l’adoption généralisée de pratiques inefficaces.
Conclusion et recommandations
En conclusion, la revue internationale met en évidence plusieurs recommandations clés pour améliorer l’utilisation des données probantes dans l’éducation :
- Renforcer la qualité des recherches : Il est essentiel de continuer à améliorer la qualité des recherches en éducation, en mettant l’accent sur des méthodes rigoureuses et des études cumulatives. Cela nécessite notamment un investissement dans la formation des chercheurs, en particulier dans les compétences quantitatives et l’évaluation des relations causales.
- Créer des structures d’accompagnement institutionnel : Les enseignants, les chefs d’établissement et les décideurs politiques doivent bénéficier de structures d’accompagnement adéquates pour utiliser efficacement les données probantes. Cela peut inclure la mise en place de boîtes à outils interactives, des ateliers de formation et des programmes de mentorat, ainsi que la création de réseaux de courtiers en connaissances pour faciliter la traduction des résultats de recherche.
- Encourager l’appropriation des données probantes : Il est essentiel d’impliquer davantage les utilisateurs finaux dans le processus de recherche, afin de garantir que les résultats produits sont pertinents et applicables dans des contextes réels. Cette approche collaborative peut contribuer à une adoption plus large et plus efficace des pratiques fondées sur des preuves.
Source : Gorard, S., See, B. H., & Siddiqui, N. (2020). What is the evidence on the best way to get evidence into use in education ?. Review of Education, 8(2), 570-610.