Réforme du régime de responsabilité financière : « Un changement de paradigme complet » pour l’ESR
Le nouveau régime de responsabilité financière des gestionnaires publics « apporte un changement important, en recherchant les fautes les plus graves, les préjudices les plus significatifs, et en sanctionnant celui qui en est à l’origine. Auparavant la responsabilité était diluée sur l’ensemble de la chaine de la dépense et de la recette », déclare Jérôme Mourroux
Associé @ Ernst & Young (EY) • Membre honoraire de la Commission Armées Jeunesse @ Ministère de la Défense
, associé chez EY
Ernst & Young
, au cours d’un grand entretien organisé par News Tank en juillet 2022.
Outre cet expert de la gestion des universités, News Tank a réuni le président de l’ADGS
Association des directeurs généraux des services
, Frédéric Dehan
, et celui de l’AACU
Association des agents comptables d’université
, José Morales
Agent comptable @ Université Paris Cité (EPE) • Président @ Association des Agents comptables d’universités et d’établissements (AACUE)
, afin d’évoquer la réforme du régime de responsabilité financière prévue par l’ordonnance du 23/03/2022 et qui doit entrer en vigueur au 01/01/2023. Dans ce premier volet de l’entretien, ils évoquent les origines de la réforme, ses points clés et les questions qui restent en suspens.
« C’est un changement de paradigme complet », souligne José Morales. « Il y avait une forme d’archaïsme. La responsabilité des comptables était mise en œuvre souvent pour des questions formelles », se réjouit Frédéric Dehan.
« L’ensemble des ordonnateurs est concerné, c’est-à-dire toute personne qui aura une délégation de signature de l’ordonnateur principal », dit le président de l’ADGS. « C’est ce qui agite l’écosystème, notamment les directeurs de composantes qui ont une délégation de signature. »
Il existe une « complexité supplémentaire avec les EPE
Etablissement public expérimental
qui ont des dérogations, et pour certaines sont venues ajouter de nouvelles catégories de gestionnaires publics », ajoute José Morales. « Il faut mettre en œuvre une pédagogie active, faire irriguer le sens de cette réforme dans toutes les strates de l’université », insiste-t-il par ailleurs.
« La communauté universitaire s’est encore assez peu approprié le texte et ses conséquences opérationnelles », selon Jérôme Mourroux.
« Un changement de paradigme complet »
Quelles sont les origines de cette réforme ?
José Morales : Son fondement se trouve dans une volonté de la Cour des comptes de rénover le régime de responsabilité des gestionnaires publics. Le constat partagé est celui d’un régime à bout de souffle, marqué par une jurisprudence d’une extrême sévérité à l’encontre des comptables publics. Nous avions une ”responsabilité sans faute” unique au monde, c’est-à-dire qui ne sanctionnait pas l’auteur de la faute, mais le manquement du comptable public.
C’était devenu illisible. C’est pour cela que la Cour des comptes s’en est saisie, cela faisait partie du programme “juridictions financières 2025” du Premier président, Pierre Moscovici
Président @ Cour des comptes • Président @ Haut conseil des finances publiques
. L’objectif est d’introduire une responsabilité unifiée des gestionnaires publics dont la vocation est de sanctionner l’auteur de la faute, quand cette faute est grave et cause un préjudice financier caractérisé.
C’est donc un changement de paradigme complet, car le nouveau régime de responsabilité pour faute grave concerna l’ensemble des responsables publics.
Frédéric Dehan : Je suis complètement d’accord, il y avait une forme d’archaïsme. La responsabilité des comptables était mise en œuvre souvent pour des questions formelles. Cela pouvait générer une mise en débet Somme dont un comptable public ou un particulier est déclaré débiteur envers le Trésor [somme dont un comptable public ou un particulier est déclaré débiteur envers le Trésor] avec des remises gracieuses à la main du ministre et du CA Conseil d’administration de l’établissement. Cela n’avait plus guère de sens.
Avez-vous des exemples de ces situations ?
José Morales : Cela pouvait être l’absence de production de pièces justificatives dont le juge considérait que cela pouvait être constitutif d’un préjudice financier, notion introduite par une réforme de 2013 qui a modifié le régime de RPP (responsabilité personnelle et pécuniaire).
La Cour des comptes a souhaité revenir à une responsabilité plus classique »Frédéric Dehan : Ou une mauvaise application des règles de la commande publique, qui pouvait entrainer une mise en cause de la responsabilité parce que la procédure n’était pas parfaite. La Cour des comptes a souhaité revenir à une responsabilité plus classique, commune à l’ensemble du droit européen.
Revenons à l’existant : le système qui prend fin ne fonctionnait pas du tout ?
José Morales : Le débet, dans sa conception initiale, avait vocation à assainir la vie publique, apporter une vertu pédagogique dans la sphère publique. Or, quand on voit les scandales des dix dernières années au niveau des collectivités publiques, le débet n’a jamais eu ce rôle, car on ne « tapait pas » sur le bon acteur. C’est un des grands changements introduits dans le nouveau régime.
Jérôme Mourroux : Jusqu’ici, la responsabilité financière était particulièrement supportée par le comptable public. Les acteurs situés en aval de la chaîne de gestion pouvaient voir régulièrement leur responsabilité engagée, souvent sans prise en compte du contexte de l’établissement. Le budget significatif ou pas de l’établissement n’était ainsi pas pris en compte dans les analyses du juge financier. Les alertes données sur des problématiques non significatives pouvaient contribuer à rendre illisibles des décisions prises.
Un impératif de bonne gestion »Dans les établissements publics nationaux, la mise en cause du gestionnaire public pouvait être mal comprise. Le comptable public pouvait apparaitre isolé dans sa mise en responsabilité vis-à-vis des faits qui lui étaient reprochés, mais dont il n’était souvent pas à l’origine.
Le changement de « logiciel » de la responsabilité du gestionnaire public que constitue ce nouveau régime devenait un impératif de bonne gestion, y compris sur un plan pédagogique vis-à-vis des acteurs de la gestion publique.
Frédéric Dehan : La certification des comptes date de 2007 et du passage des universités aux RCE Responsabilités et compétences élargies . Le fait d’avoir, dans des établissements publics, des commissaires aux comptes comme dans la sphère privée était un élément de modernisation de la gestion budgétaire et comptable.
Mais cela n’a pas été accompagné par une modernisation des régimes de responsabilité du comptable public qui est en bout de chaîne financière. Alors que le fait générateur d’irrégularité ou de mauvaise gestion est bien en amont. Il y avait donc une discordance entre la volonté de moderniser les choses et de laisser plus de responsabilités.
José Morales, vous citiez des scandales dans la vie publique montrant que le système ne les empêchait pas. Cela veut-il dire que l’agent comptable n’était pas ou n’est pas en mesure de contrôler ou d’alerter ? Ou Qu’il n’est pas un contre-pouvoir vis-à-vis des ordonnateurs ?
José Morales : Non, ce n’est pas ce que ça veut dire. Dans des cas très connus de collectivités, ce n’est pas la chaîne d’alerte et de contrôle qui a failli, mais le fait que le système juridictionnel a pour principal objet de contrôle le comptable et pas le gestionnaire public. Les juridictions financières (Cour des comptes et cours régionales des comptes) rendent en moyenne 3 600 jugements par an. La Cour de discipline budgétaire et financière chargée de juger les ordonnateurs, doit se réunir une centaine de fois. C’est incomparable !
Cela n’avait aucun sens ni aucune vertu d’exemplarité »Frédéric Dehan : Il y a un déséquilibre entre le comptable public et le ou les ordonnateurs. Ce qui relève des mises en cause devant la cour de discipline financière et budgétaire est risible : le nombre de mises en cause était assez ridicule, le montant qui était demandé était totalement déséquilibré en défaveur des agents comptables. Cela n’avait aucun sens ni aucune vertu d’exemplarité.
Jérôme Mourroux : Le nouveau régime apporte en effet un changement important, en recherchant les fautes les plus graves, les préjudices les plus significatifs, et en sanctionnant celui qui en est à l’origine. Auparavant la responsabilité était finalement diluée sur l’ensemble de la chaîne de la dépense et de la recette, ce qui est aussi une forme de déresponsabilisation y compris dans le cadre des opérations d’engagement juridique et comptable, ou de service fait.
Les premières jurisprudences seront très utiles »Le nouveau régime vise principalement les fautes les plus graves : les premières jurisprudences seront très utiles pour comprendre l’interprétation de ce caractère significatif, pour comprendre comment les sanctions seront proportionnées, et plus largement comment le juge financier se positionnera pour analyser et tenir compte de la gravité des faits au regard de la taille et du contexte de l’organisation.
« Toute personne qui aura une délégation de signature de l’ordonnateur principal est concernée »
Pour bien comprendre le rôle de chacun, pouvez-vous décrire les acteurs de la chaîne financière concernés par la réforme ?
Frédéric Dehan : L’ensemble des ordonnateurs est concerné, c’est-à-dire toute personne qui aura une délégation de signature de l’ordonnateur principal. C’est ce qui agite l’écosystème, notamment les directeurs de composantes qui ont une délégation de signature. Mais les collègues des services centraux et communs, dès lors qu’ils disposent d’un budget, sont aussi concernés. Tout comme des directeurs d’unités de recherche dans lesquelles il y a des délégations de signature.
José Morales : Aujourd’hui, on a une ordonnance qui ne précise pas la qualité de gestionnaire public. Dans les discussions et groupes de travail précédant la réforme, qui ont réuni la DGFIP Direction générale des finances publiques , la Cour des comptes et les associations représentatives des comptables publics, c’est une question qui a été posée, et renvoyée au décret d’application et à l’office du juge.
Pour autant, deux principes permettent de dégager cette notion :
- Un premier, affirmé par la Cour dans l’ordonnance, c’est que les agents dans une chaîne d’exécution et qui agissent sur ordre de mission ou fiche de poste ne seront pas redevables de ce nouveau champ de responsabilité, sinon on aurait vu une levée de boucliers à toutes les échelles.
- L’autre c’est que toute personne investie d’un pouvoir d’autorité dans une chaîne de décision, sera redevable de ce régime de responsabilité, ce qui veut dire un périmètre très large. Complexité supplémentaire avec les EPE qui ont des dérogations, et pour certaines sont venues ajouter de nouvelles catégories de gestionnaires publics, par exemple les doyens de faculté à l’Université Paris Cité, qui sont ordonnateurs secondaires de droit, et ont accordé des délégations de signature.
Est-ce qu’un blocage pourrait venir du refus des ordonnateurs secondaires de prendre des responsabilités ?
Jérôme Mourroux : L’enjeu se situe en effet dans l’équilibre entre, d’un côté, la paralysie potentielle d’un établissement par crainte des conséquences de ce nouveau régime de responsabilités et, par ailleurs, un texte qui recherche prioritairement le caractère significatif et la gravité. Dans la combinaison de ces éléments, un chemin est possible pour cette nouvelle responsabilité. Il s’agit de permettre aux établissements de fonctionner de façon efficiente et si besoin d’identifier le réel fait générateur de potentielles irrégularités, y compris auprès d’ordonnateurs secondaires.
De la pédagogie et de l’explication du niveau de responsabilité »Frédéric Dehan : Faire face à la prévention des doyens, quelles que soient les disciplines, passe par de la pédagogie et de l’explication du niveau de responsabilité, de la nature et du périmètre de la faute.
Il va falloir mettre sur la table ces sujets, auparavant considérés comme très techniques et qui intéressaient très peu de monde. Il faudra en discuter en conseil de composantes et l’expliciter en CA, car il est important que les administrateurs aient les éléments. Mais de là à voir des personnes refuser la prise de responsabilités en tant que doyen, non. Je ne crois pas à une crise des vocations.
José Morales : Il faut mettre en œuvre une pédagogie active, faire irriguer le sens de cette réforme dans toutes les strates de l’université. Au sein de mon établissement (Université Paris Cité), la première demande forte est venue des personnels de l’agence comptable qui se sont dit : « Je suis chef de service, je suis fondé de pouvoir, quid de ma responsabilité ? »
Il y a une appréhension des conséquences potentielles de la réforme, et il nous appartient dans la sphère administrative d’aller expliquer le sens de cette réforme et rappeler que la mise en jeu de la responsabilité sera réservée pour les fautes graves, ce qui exclut les fautes de gestion, le fait de s’être trompé, un oubli, etc.
« La jurisprudence éclairera la réforme »
Cette notion de “faute grave” est-elle claire pour vous aujourd’hui ?
Frédéric Dehan : Non. La gradation de la faute est un vrai sujet. Quelle va être la jurisprudence, qu’est-ce qu’on qualifie de faute grave, assortie d’un préjudice financier significatif ? Cela veut dire quoi à l’aune des budgets que l’on gère et qui vont de 300 à plus de 800 M€ ?
Cela laisse la main au juge »Nous sommes tous très attentifs à la manière dont le juge financier va apprécier les choses. Je suis circonspect. Or on le voit dans les échanges avec les magistrats que le préjudice financier et la faute grave peuvent être appréciés avec beaucoup de sévérité. Dans les textes ce n’est pas décrit, cela laisse la main au juge.
Jérôme Mourroux : Le texte nous apporte quelques premiers indices, notamment sur la prise en compte du budget des établissements, mais il y a une marge de manœuvre conséquente pour le juge financier dans l’interprétation.
La jurisprudence des quatre ou cinq prochaines années éclairera ce que fera le juge de ce texte, s’il aura une vision plus large ou très restrictive dans l’analyse des différents faits générateurs.
Comment voyez-vous évoluer le rôle de commissaire aux comptes ?
Frédéric Dehan : Il sera intéressant de voir comment les commissaires aux comptes se positionneront, notamment par rapport au fait de relever des fautes graves, des préjudices et par rapport à la communication aux juges, car ils sont un tiers de confiance, mais ont aussi une relation commerciale avec les établissements qui sont leurs clients.
Jérôme Mourroux : Plusieurs étapes ont été franchies par les établissements sur le plan de la modernisation financière, même si le régime évolue de manière conséquente au 01/01/2023. S’il y a une rupture, avec un changement profond du régime de responsabilité, c’est aussi dans la continuité. Notamment dans l’ESR Enseignement supérieur et recherche , il est important de mettre en perspective les résultats des travaux déjà réalisés et leurs acquis. Nous disposons d’éléments solides dans les universités et les organismes de recherche.
La réforme GBCP Gestion budgétaire et comptable publique a été un jalon important : elle a conduit à des efforts de modernisation financière, même s’il y a encore des progrès importants possibles en matière de pilotage et de gestion des risques.
C’est vrai aussi pour la certification des comptes. Dans la pratique, les établissements attendent le rapport sur les comptes annuels et utilisent parfois insuffisamment les travaux intermédiaires qui analysent pourtant l’environnement de contrôle interne et la maîtrise des risques. Cette analyse de risques est parfois perçue comme à faible valeur ajoutée.
Désormais, les établissements sont incités à revoir très régulièrement l’efficacité de leur environnement de contrôle interne. Ils seront sûrement amenés à mieux exploiter les travaux du commissaire aux comptes dans ce domaine.
Les fonctions de contrôle interne et d’audit interne devraient aussi prendre une plus grande importance, notamment vis-à-vis de la gouvernance des opérateurs. Ces dernières années, il a été demandé aux organisations de travailler sur des cartographies de risques, sur des plans d’action, mais parfois le niveau d’appropriation de ces approches reste encore insuffisant.
Frédéric Dehan : C’est un euphémisme ! La réponse est globalement une absence d’appropriation.
Cela veut dire que les dirigeants et les administrateurs des universités ne sont pas assez intéressés par la gestion des risques financiers ?
Frédéric Dehan : Cela dépend de la pratique des établissements et de ce qui leur est présenté annuellement. Même lorsque l’on présente certains éléments devant le CA, les administrateurs n’en sont pas familiers. Il n’y a pas la bonne compréhension ni la bonne appréhension des choses. Cela apparait comme des sujets “techno”, de back-office… La notion de responsabilité dans la gestion de l’ensemble des parties prenantes d’un établissement est encore très éloignée pour un certain nombre d’administrateurs.
Quel est le calendrier ? Avez-vous pu vous préparer ?
Jérôme Mourroux : Il y a un enjeu de délai, car la réforme est applicable au 01/01/2023, mais la communauté universitaire s’est encore assez peu approprié le texte et ses conséquences opérationnelles, notamment les services de l’ordonnateur, l’ensemble des composantes des établissements.
Frédéric Dehan : La réforme est en fait déjà appliquée dans certains établissements ; les DGS Directeur/trice général(e) des services ont suivi l’évolution, mais n’ont pas été parties prenantes. Dès lors, du côté ordonnateur, il y a encore pas mal de chemin à faire.
À suivre…
Quelles transformations de fond peut-on envisager dans les établissements avec cette réforme ? Peut-on en attendre un meilleur pilotage ? Quelle organisation des équipes ? Quels changements pour les présidences et directions d’établissement ?
Autant de questions sur les perspectives de la réforme du régime de responsabilité financière auxquels nos trois experts répondent dans le second volet de cet entretien, à paraitre sur News Tank.
Jérôme Mourroux
Associé @ Ernst & Young (EY)
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Certification Lean Six Gigma - Green Belt
Master en Gestion
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