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« Ne pas faire de la marque employeur un simple instrument de marketing » (F. Pichault)

News Tank Éducation & Recherche - Paris - Entretien n°405138 - Publié le
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©  Barbara Brixhe
©  Barbara Brixhe

« Faire de la marque employeur un simple instrument de marketing, comme ça a été le cas dans beaucoup d’organisations, c’est insuffisant. Le risque, c’est de développer une marque employeur fondée sur des discours promotionnels mais sans évolutions organisationnelles tangibles associées », déclare François Pichault, professeur des universités à HEC-Ecole de gestion de l’Université de Liège (Belgique), dans une interview pour News Tank, le 11/07/2025.

Il répond aux questions de Romain Pierronnet Chargé de mission scientifique @ Office français de l’intégrité scientifique (Ofis) • Chargé d’appui à la politique scientifique @ Cerefige (Centre européen de recherche en économie financière et… , docteur en sciences de gestion et chargé d’appui à la politique scientifique du Cerefige Centre européen de recherche en économie financière et gestion des entreprises (Université de Lorraine) et chroniqueur pour News Tank.

Il identifie quatre grandes tendances et transformations managériales contemporaines, et qui touchent autant le secteur public que privé : l’importance accordée à la performance, la digitalisation des process, la montée des préoccupations environnementales et le recours à des travailleurs externes.

Enfin, il estime « absurde » l’idée d’un management générationnel. « S’il faut absolument différencier la politique de gestion des ressources humaines, ce n’est pas sur une base générationnelle qu’il faut le faire, mais plutôt sur les parcours de vie des gens, les accompagner en fonction de leur niveau de qualification ou de l’évolution de l’emploi dans lequel ils sont. »


« On s’adonne de plus en plus au reporting dans le secteur public »

En observateur dans le temps long, comment résumeriez-vous les grandes tendances et transformations managériales contemporaines ?

En premier lieu, l’importance accordée à la notion de « performance » a conduit à réduire le rôle des managers au reporting, au remplissage de tableaux de bord, d’indicateurs de mesure, de KPIs, ce dont ils sont d’ailleurs les premiers à se plaindre.

Par ailleurs, une autre transformation plus récente réside dans la digitalisation des process, avec un coup d’accélérateur lors de la crise sanitaire. Le télétravail qui était jusqu’à présent un phénomène plutôt périphérique dans les organisations, est devenu un phénomène massif avec toutes les questions que cela pose pour le management aujourd’hui : comment j’arrive à créer une identité d’équipe ? Comment je gère l’hybride ? Comment je socialise les nouveaux entrants ?

Troisièmement, on assiste à la montée des préoccupations environnementales, lesquelles restent néanmoins encore assez loin du travail quotidien des managers. On est plutôt dans des affichages « RSE Responsabilité sociétale et environnementale  » au niveau stratégique avec une vraie difficulté à la faire descendre au niveau des managers qui craignent que cela ne se transforme finalement en du reporting supplémentaire.

Un quatrième aspect porte sur la tendance à recourir à des travailleurs externes : sous-traitants, freelance, sociétés de conseil qui placent des gens pour des missions de durée variable, plateformes comme Upwork, etc. La raison est simple : dans beaucoup d’organisations, on gèle les recrutements ; dès lors, la parade, c’est d’aller acheter du service, en le substituant à de la masse salariale.

Au-delà de la pratique, cette tendance devrait aussi interroger le rôle du management et ce qui est frappant, c’est que lorsqu’on l’évoque avec les D Directeur(trice) des ressources humaines RH Ressources humaines , ils nous répondent qu’ils ne sont pas au courant et n’ont pas de données sur ces travailleurs externes. Ça passe par le service achat et ce n’est pas vu comme de la GRH Gestion des ressources humaines alors que pourtant, les questions concrètes ne manquent pas : est-ce que je les forme ? Est-ce que je les évalue ? Est-ce que je les mets dans les programmes d’onboarding ? Est-ce que je les invite au pot de fin d’année ? Beaucoup de DRH sont frileuses sur la question parce que plus elles s’investissent, plus il y a risque de requalification juridique de la relation de travail en relation d’emploi [1].

Vu de Belgique, c’est la même chose dans le secteur public ?

D’une certaine manière, ces tendances seraient presque poussées à leur paroxysme dans le secteur public. Prenez la première, le reporting et l’excès de KPIs. Dans le secteur privé, on aurait tendance un petit peu à revenir en arrière par rapport à cela, mais dans le secteur public, on veut bien faire et montrer qu’on est de bons élèves, dès lors on s’adonne de plus en plus au reporting, aux indicateurs de mesure, aux tableaux de bord, etc.

Prenons ensuite la dématérialisation, qui a évidemment fortement concerné le secteur public en Belgique aussi. Nous avons aujourd’hui des départements ministériels qui sont vides d’occupants avec des managers qui se désespèrent : comment faire revenir ses équipes ou créer une dynamique collective dans ces conditions ?

La question environnementale en revanche est peut-être moins présente dans le secteur public que dans le secteur privé, pour une raison assez simple : les entreprises du secteur privé nous expliquent que quand elles doivent contracter des emprunts, les banques les interrogent sur leurs actions en matière de développement durable. Elles sont donc davantage poussées à s’y investir.

Enfin, l’emploi de ressources externes est aussi un phénomène qui concerne très fortement le secteur public et ce d’autant plus qu’il y a restriction des finances publiques et donc gel des embauches, encore plus dans le secteur public que dans le privé. En Belgique, le public est un très gros consommateur de cette pratique à tel point qu’il y a une société qui s’est mise en place pour inviter les services publics à poster des missions sur leur plateforme, une sorte d’Upwork pour le secteur public.

Dans ce contexte de transformations couplées à la réduction de la dépense publique, comment le secteur public peut-il se montrer attractif ?

Il y a bien là un paradoxe intéressant dans le secteur public de la plupart des pays occidentaux. Dans la foulée du New Public Management, on a gelé les recrutements, ce qui n’a fait que renforcer le déficit d’attractivité de l’emploi public. Comment gère-t-on ce paradoxe ? Comment l’emploi public peut-il être attractif alors que collectivement tout le monde appelle à moins d’emplois publics (ce qui ne veut pas dire qu’il y a effectivement moins d’emplois publics) ? Quel sens peut-on donner à cette question d’attractivité de l’emploi public en 2025 ?

C’est un enjeu majeur et ce d’autant plus qu’aujourd’hui, en France comme en Belgique et dans un certain nombre de pays occidentaux, on assiste à d’importantes réformes liées à la question des retraites. Tandis que l’attractivité dans le secteur public a longtemps reposé sur une idée du type « Ok, on ne paye pas les mêmes salaires que dans le privé, mais en revanche vous allez avoir une bonne retraite », c’est de moins en moins vrai aujourd’hui.

En Belgique, nous venons de subir une réforme qui diminue de 40 % le montant des retraites des professeurs universitaires. C’est une sorte de « scud » qui a été envoyé dans un contexte où, pour un certain nombre de facultés et notamment celles qui sont les plus en lien avec le monde externe comme celles d’ingénierie, de droit, d’économie et de gestion, il est déjà difficile de recruter avec des salaires à l’entrée qui tournent autour de 2 000 €, singulièrement avec la proximité du Luxembourg ! Désormais, nous ne sommes donc attractifs ni à l’entrée, ni à la sortie !

Il reste bien sûr la question de la « mission de service public » Publié le 12/07/2024 à 10:58
Les approches déployées pour renforcer l’attractivité des métiers de la fonction publique, notamment en direction des enseignants, « occultent l’importance des valeurs et motivations spécifiques des…
qui reste essentielle dans un monde un peu désaxé, avec une géopolitique complexe. Se dire « je suis habité par la mission du service public », « j’ai envie d’être au service du citoyen, d’avoir une valeur publique dans ce que je fais », toutes les enquêtes continuent d’en montrer l’importance pour attirer… mais c’est quand même mis à mal par une série de problèmes liés à la généralisation du new public management.

Alors que les moyens diminuent, comment répondre aux attentes contemporaines en matière de sens au travail, d’équilibre vie privée-vie professionnelle ? Nous venons de terminer une recherche importante dans le secteur hospitalier, majoritairement financé par le public et subissant un déficit d’attractivité énorme qui s’est renforcé après la crise sanitaire, où tout le monde est d’accord, la main sur le cœur, pour dire qu’il faut valoriser les métiers des soignants… et où finalement rien ne se fait.

Au final, on constate statistiquement qu’un certain nombre de gens sortent du secteur, parce qu’ils disent « non, moi je n’en peux plus » ou « je n’ai plus l’équilibre vie privée et vie professionnelle », « je n’ai plus de sens dans mon travail ». Ce sont un peu tous les aspects qui comptent aujourd’hui dans la marque employeur.

Et alors la marque employeur justement, dont on entend beaucoup parler ces dernières années, est-ce que ce serait une solution magique ?

Non. Je ne dis pas que ce n’est pas important, mais en faire un simple instrument de marketing, comme ça a été le cas dans beaucoup d’organisations, c’est insuffisant. Alors c’est vrai qu’on est passé d’une vision de la GRH plutôt « administration du personnel » à une vision soi-disant plus stratégique, où la DRH fait partie du Comex Comité exécutif mais dans les faits, qu’est-ce qui a changé en dehors du fait qu’on a une vision beaucoup plus marquée par le marketing ?

On a vu apparaître dans la fonction RH des gens qui ne sont plus natifs de la fonction RH, mais qui viennent du marketing, qui emploient des techniques de segmentation, de persona, etc. qui sont très propres au marketing, pour faire des offres d’emploi attractives, pour proposer des trajets de recrutement sophistiqués. Mais la marque employeur, comme toute opération de marketing, doit être en accord avec le mode de fonctionnement réel de l’organisation. Si c’est pour susciter une espèce d’attraction fictive qui, en fait, aboutira à une sorte de décalage lors de la découverte de l’organisation, à « mais ce n’est pas du tout ça qu’on m’a vendu ! », ça peut poser problème…

Le risque, c’est de développer une marque employeur fondée sur des discours promotionnels mais sans évolutions organisationnelles tangibles associées. Bien souvent, cela se traduit par un travail sur l’image et on essaie, tant que faire se peut, de faire coller la réalité de l’organisation à cette image.

En outre, il y a des recherches empiriques qui ont cherché à déterminer dans quelle mesure les recrues sont sensibles à cela, dont l’une d’entre elles [2] montrait par exemple qu’il y a des secteurs entiers comme la finance ou l’IT, où la marque employeur reste peu influente.

Vous parliez de segmentation et il y a notamment cette idée récurrente du management « générationnel » …

Oui, il y a ce discours ambiant sur « quand même, ces jeunes aujourd’hui », « les Z, ils sont quand même compliqués ». Alors, on n’est plus aux Z parce qu’arrivés à la fin de l’alphabet, il fallait bien trouver autre chose alors on est passé à alpha et maintenant on est à bêta.

Nous avons rédigé un papier il y a déjà quelques années [3], de manière un peu périphérique à mon travail habituel, un peu par mauvaise humeur vis-à-vis de ce discours générationnel. C’est amusant d’ailleurs parce que c’est celui de mes papiers qui est le plus cité et référencé ! Méthodologiquement, ce que nous avons essayé de faire, c’était de sortir des discours qui circulaient dans des revues académiques pourtant réputées, centrés sur cette génération, mais sans aucun comparatif avec les autres ! On avait un professeur d’Harvard qui interrogeait sa classe, leur faisait remplir un questionnaire dans une business school, tout cela pour en conclure « ah oui, ces gens-là, ils sont impatients et infidèles, ils ne vont pas rester plus de trois ans dans la même entreprise, ils veulent être chouchoutés ».

Ce que nous avons essayé de faire, c’est de prendre trois générations pour leur poser les mêmes questions et voir s’il y a vraiment un phénomène spécifique à une des générations. Au final, on remarque par exemple que sur les questions de sens ou d’équilibre vie privée-vie professionnelle, il n’y a pas de différence statistiquement significative entre générations et qu’aujourd’hui, tout le monde demande du sens au travail. Tout le monde veut un équilibre vie privée et vie professionnelle, tout le monde veut une reconnaissance de ce qu’il fait. Donc, ce n’est pas un phénomène générationnel, c’est plutôt un phénomène civilisationnel, c’est-à-dire que notre rapport au travail a changé au travers des transformations que nous évoquions avant.

Ce qui est très intéressant, c’est de constater aussi que dans un certain nombre de pays européens, depuis la crise sanitaire, depuis donc fin 2022, les statistiques de création d’entreprises montent en flèche. Cette crise a amené un certain nombre de gens à réfléchir à leur rapport au travail et à se demander, face à la pression quotidienne, à une perte de sens, à un manque de valorisation par les managers, « est-ce que ce n’est pas le moment de me lancer dans ma petite boîte ? ».

C’est très impressionnant, parce que, dans la plupart des pays européens, quand on décompose les statistiques des travailleurs indépendants entre indépendants traditionnels — le médecin, l’avocat, l’architecte, etc. — et nouvelles formes d’indépendance — le créatif, le formateur, l’intérim manager, le consultant IT Information technology (technologie de l’information) , etc. — on constate une forte différence. Les premiers sont en baisse significative alors que les seconds augmentent de manière exponentielle. Alors bien sûr qu’il y a un certain nombre de jeunes qui se lancent là-dedans, mais il y a aussi un certain nombre de quadras qui refont leur vie, voire de retraités qui se lancent dans une deuxième vie professionnelle : on n’est pas du tout dans un phénomène générationnel.

Dès lors, ce serait absurde de faire une segmentation générationnelle en GRH, alors que les facteurs de différenciation sont multiples comme le niveau d’études ou le milieu familial ou encore la localisation géographique. Je dis souvent qu’il y a plus de différences dans le rapport à l’emploi entre deux jeunes qui appartiennent à la même génération, mais dont l’un a fait une grande école et est soutenu par son milieu familial, et l’autre qui n’a pas eu la même chance et le même bagage, qu’entre le jeune qui a fait l’école de commerce et le quadra qui refait sa vie, qui repart quasiment à zéro et qui se lance dans une nouvelle carrière. S’il faut absolument différencier la politique de gestion des ressources humaines, ce n’est pas sur une base générationnelle qu’il faut le faire, mais plutôt sur les parcours de vie des gens, les accompagner en fonction de leur niveau de qualification ou de l’évolution de l’emploi dans lequel ils sont.

Ça ramène à une vieille question qu’on se pose en management depuis quelques décennies, qui est celle de l’impact des formations au management face à des représentations et des idées reçues…

Henry Mintzberg a beaucoup questionné l’intérêt d’enseigner le management à des gens qui n’ont encore jamais mis les pieds en entreprise. Par contre, il est d’accord pour dire que le vrai enseignement du management doit avoir lieu avec des gens qui ont une expérience en entreprise et qui ont adopté une démarche réflexive sur leurs pratiques. Je pense que finalement, si on veut faire évoluer les choses, c’est plutôt de cette manière-là.

On peut faire tous les programmes de sensibilisation ou de formation que l’on veut, il faut plutôt une démarche réflexive sur ce que ça fait d’avoir une diversité dans les équipes, sur la pertinence de l’entrée par la génération, nous aider à déconstruire des choses qui ne fonctionnent pas bien dans les organisations. Pour moi, c’est avec des gens qui ont une expérience de travail qu’on peut le faire et encore plus dans un cadre multigénérationnel. Il y a des consultants qui vendent leurs services aux équipes managériales pour dire « on va vous expliquer comment faire avec des jeunes ». Je crois plus à des démarches, comme nous l’avons fait récemment d’ailleurs, qui visent délibérément le multigénérationnel en cherchant à construire un projet commun avec des personnes de différentes générations. Je pense que c’est une des façons concrètes de faire évoluer les stéréotypes.

Mais votre question a une portée plus générale : comment se fait-il que les enseignements de nos études universitaires soient si peu appliqués dans les faits ? C’est une vraie question problématique sur laquelle je n’ai pas véritablement de réponse. J’ai fait ma thèse avec Michel Crozier, et cela fait 60 ans que l’on sait que la vie des organisations est pleine de conflits, de tensions, qu’en même temps un conflit n’est pas nécessairement un problème, que l’important, c’est d’arriver à le réguler. Et bien pourtant, c’est comme si ce travail n’avait jamais existé ou publié, comme s’il n’y avait jamais eu d’écrits sur la question et chaque nouvelle génération de managers semble redécouvrir l’existence de conflits, de tensions dans une équipe.

Nous faisons beaucoup de recherches et d’interventions avec mon équipe, notamment dans le secteur public d’ailleurs, et tout notre enjeu c’est chaque fois de repositionner le problème en termes organisationnels, de dire « mais non, ne partez pas sur la piste interpersonnelle, c’est la mauvaise piste ! ». Souvent si cela dysfonctionne, c’est du fait de jeux de pouvoir, c’est parce qu’il y a des rôles qui sont définis sans être toujours clairs, parce qu’il manque des ressources à tel ou tel endroit, que les structures de travail ne sont pas bien organisées… Bref, autant d’explications alternatives bien plus efficaces que la lecture interpersonnelle qui demeure pourtant très tentante parce que plus simple face la complexité de nos organisations.


[1] Voir à ce sujet Akkermans, J., Keegan, A. & Pichault, F. (2025) (eds), Research Handbook on Careers in the Gig Economy, London, UK, Elgar Publishing. https://www.elgaronline.com/edcollchap/book/9781035318537/front-6.xml

[2] https://www.ejbmr.org/index.php/ejbmr/article/view/1406

[3] https://shs.cairn.info/revue-gerer-et-comprendre1-2012-2-page-39 ?lang=fr&tab=resume

©  Barbara Brixhe
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