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« Mesurer les coûts-performances cachés pour repenser le management » (L. Cappelletti, Cnam)

News Tank Éducation & Recherche - Paris - Entretien n°398766 - Publié le
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©  Dircom Cnam ©  Sandrine Villain
©  Dircom Cnam ©  Sandrine Villain

« Il ne s’agit pas de “débureaucratiser” à la tronçonneuse le secteur public, comme quelques radicaux perchés du management le préconisent. Mais on peut l’adoucir, l’assouplir sans le dévoyer, en gardant cette dimension d’intérêt général et non de recherche de bénéfice privé, en introduisant dans le système des zones de négociation de proximité pour les carrières, les évolutions, les conditions de travail », déclare Laurent Cappelletti, professeur au Cnam Conservatoire national des arts et métiers , dans un entretien réalisé par Romain Pierronnet Chargé de mission scientifique @ Office français de l’intégrité scientifique (Ofis) • Chargé d’appui à la politique scientifique @ Cerefige (Centre européen de recherche en économie financière et… , chroniqueur pour News Tank, le 20/05/2025.

Laurent Cappelletti y présente la méthode des « coûts-performances cachés » et évoque son application au secteur public, universitaire notamment : « Elle vise à mieux comprendre ce qui fonctionne ou non dans une organisation, en mesurant des aspects souvent négligés comme l’absentéisme, le turnover, les accidents du travail, ou la productivité. »

« La question de l’absentéisme offre une bonne illustration de l’intérêt de la méthode des coûts-performances cachés », expose Laurent Capelletti.

« Moins sont satisfaisantes les conditions de travail, l’organisation du travail, la gestion du temps, la communication et le sens au travail, les carrières et les rémunérations, et plus l’absentéisme au travail est élevé. Donc si l’on veut réduire l’absentéisme au travail sérieusement et durablement dans le secteur public, il faut améliorer la qualité du management de son potentiel humain dans ces six grands domaines. »

Laurent Cappelletti est titulaire de la chaire “Comptabilité et contrôle de gestion” au Cnam et également directeur de l’Institut de socio-économie des entreprises et des organisations (Iséor).


« Cette méthode se distingue des approches plus classiques du contrôle de gestion »

Romain Pierronnet : En quoi consiste la méthode “coûts-performances cachés” que vous placez au cœur de vos travaux ?

Évaluer des impacts sociaux et économiques invisibles »

Laurent Capelletti : La méthode des « coûts-performances cachés » a été entreprise en 1974 par Henri Savall. Elle vise à mieux comprendre ce qui fonctionne ou non dans une organisation, en mesurant des aspects souvent négligés comme l’absentéisme, le turnover, les accidents du travail, ou la productivité. Contrairement à la comptabilité classique, cette approche ne se contente pas de chiffres précis ou de données financières, mais cherche à évaluer des impacts sociaux et économiques invisibles.

Cette méthode est particulièrement utile dans le contexte actuel, catalysé par exemple par la directive européenne “CSRD”, où les entreprises doivent rendre compte de leur performance extra-financière, comme la durabilité ou la responsabilité sociale.

Pour donner un exemple, nous estimons à au moins 20 k€ par personne et par an, le coût du “mauvais management”, somme dont on estime que 35 % à 55 % sont assez aisément récupérables en moins d’un an au moyen d’actions managériales adaptées.

Pour autant, le résultat sur le terrain dépend des organisations et de leurs contextes et en management, on sait bien ce qu’il en est des solutions toutes faites ou soi-disant universelles… Les “bonnes” solutions le sont parce qu’elles sont contextualisées aux caractéristiques des organisations. Elles sont à négocier périodiquement en proximité au sein de chaque équipe et c’est d’ailleurs là que réside tout l’intérêt de procéder par recherche-intervention, ce qui permet d’intégrer de facto les caractéristiques des organisations.

La mesure de l’extra financier appelle d’autres principes dans un nouveau cadre conceptuel »

Il faut donc bien comprendre que cette méthode se distingue des approches plus classiques du contrôle de gestion. Je souligne cela, car je vois, parfois, des comptabilités extra-financières vertes, sociales ou RSE Responsabilité sociétale et environnementale qui s’efforcent de suivre impérativement les grands principes de la comptabilité financière, comme l’objectivité, la neutralité et l’exhaustivité. Ce n’est pas possible ici, car la mesure de l’extra financier appelle d’autres principes dans un nouveau cadre conceptuel.

Par exemple, la mesure de l’extra financier préfère la recherche d’un ordre de grandeur qui fasse consensus plutôt que d’espérer déterminer un chiffre précis par des moyens techniques. C’est la raison pour laquelle nous mobilisons la recherche-intervention, qui sert de “véhicule” pour accompagner l’émergence et l’appropriation d’un diagnostic partagé au sein des organisations. C’est donc en cela une approche qui permet aux managers de prendre des décisions plus éclairées et d’améliorer les pratiques au sein de leur organisation.

Dans quelle mesure sa déclinaison au secteur public comporte-t-elle des singularités ?

La méthode des coûts-performances cachés peut s’appliquer aussi bien dans le secteur public que privé, mais les résultats dépendent toujours des spécificités de chaque organisation.

Dans le secteur privé, le « mauvais management » est souvent lié à des pratiques tayloriennes, comme la verticalité ou la standardisation des tâches.

Dans le secteur public, nous avons par exemple des fonctionnaires, avec forcément un cadre statutaire qui reste plus affirmé que dans le privé. Dans le modèle bureaucratique tel qu’initialement théorisé par Max Weber, on a un primat de la règle de droit, pensé à l’époque pour éviter la subjectivité, ce qui est encore plus fort dans le secteur public.

Il ne s’agit pas de “débureaucratiser” à la tronçonneuse le secteur public »

Mais depuis, les attentes humaines se sont profondément modifiées, avec l’exigence de trouver de l’intérêt au travail, d’enrichissement du travail, l’aspiration à une moindre rigidité. Ce qui invite à dépasser un modèle historique pour répondre à une demande sociale en faveur d’une plus grande personnalisation des expériences.

Il ne s’agit donc pas de “débureaucratiser” à la tronçonneuse le secteur public, comme quelques radicaux perchés du management le préconisent. Mais on peut l’adoucir, l’assouplir sans le dévoyer, en gardant cette dimension d’intérêt général et non de recherche de bénéfice privé, en introduisant dans le système des zones de négociation de proximité pour les carrières, les évolutions, les conditions de travail.

L’idée serait ainsi de créer une sorte de « bureaucratie agile » qui supposera de discuter des constats puis des changements à opérer avec les personnes concernées, plutôt que de les prescrire de manière directive. Bref, une organisation publique en mode “tortue véloce” pour prendre cette image.

N’est-ce pas là ce qui a été tenté avec les réformes inspirées par le New Public Management, décliné en France avec les réformes issues de la LOLF depuis le début des années 2000 ?

C’est souvent 0 négociation de proximité et 0 marge de manœuvre ou presque  »

Le New Public Management reposait notamment sur l’idée de donner plus de poids aux décisions locales, mais en pratique, il a souvent échoué et les débats récurrents autour de l’autonomie réelle des universités témoignent bien de la difficulté de l’exercice.

Si on parle de management, l’intention de donner plus de poids au niveau local était bonne, mais en pratique, pour avoir observé beaucoup de terrains différents dans des hôpitaux, des ministères, des collectivités et des administrations, soyons clairs : c’est souvent 0 négociation de proximité et 0 marge de manœuvre ou presque dans les équipes sur des enjeux comme les conditions de travail, l’organisation, les rémunérations, la gestion du temps et les carrières.

La question n’est donc pas idéologique mais bien managériale, concernant les organisations publiques, telles que les hôpitaux, les universités, les collectivités ou les administrations. Il ne s’agit pas de rejouer le combat entre les libéraux et les collectivistes. Il faut plutôt se demander ce que l’on garde comme règles de cohésion, d’harmonisation et d’égalité dans le fonctionnement des activités humaines publiques par rapport à ce que l’on met en négociation périodique au sein de chaque équipe. C’est-à-dire les marges de manœuvre managériales que l’on se donne pour personnaliser les conditions de travail, l’organisation, la communication, la gestion du temps, les rémunérations et les carrières.

Faire cela demandera, bien entendu, un processus incrémental et progressif, “heuristique” pourrait-on dire, où le critère devient le progrès réalisé et non pas un idéal de perfection. Et surtout pas un processus radical de rupture au travers d’un mythique grand soir managérial, à la façon d’Elon Musk pour le secteur public aux États-Unis. Ce temps d’apprentissage n’est pas gênant, même pour les pressés, car au travers d’une transition managériale négociée en proximité, et bien orchestrée par les gouvernances concernées, les progrès socio-économiques peuvent être très conséquents.

L’exemple de la polémique sur les jours de carence

Dans le cadre du PLF 2025, le Premier ministre a envisagé de passer à trois jours de carence en cas d’arrêt maladie dans la fonction publique, avant d’y renoncer. En quoi cette actualité polémique illustre-t-elle votre propos ?

La question de l’absentéisme offre une bonne illustration de l’intérêt de la méthode des coûts-performances cachés. Elle passe par l’identification des niveaux incompressibles de dysfonctionnements, parce qu’ils sont contingents aux organisations, à leurs missions et métiers, à leurs contraintes, à leurs structures démographiques ou de genres. Autant de caractéristiques pour lesquels une réforme des jours de carence peut être injuste et/ou contre-productive.

Est-ce que ceux qui préconisent la suppression des jours des carences dans le public peuvent documenter le fait que la cause racine de l’absentéisme dans ce secteur, c’est l’existence de jours de carence ? Bien sûr que non, d’autant plus que les travaux rigoureux en la matière ne convergent pas pour l’affirmer.

Une sorte d’amateurisme de la part de certains décideurs politiques »

Aussi, le débat récent sur les jours de carence dans le public montre, avant tout, une sorte d’amateurisme de la part de certains décideurs politiques concernant les processus de résolution de problèmes et de transformation dans les organisations publiques.

En revanche, si on est sur des enjeux compressibles, il ne faut pas s’interdire d’y réfléchir, à condition de s’interroger sur les causes du phénomène compressible que l’on cherche à améliorer. Et lorsque l’on a identifié la cause, toujours par discussion avec ceux qui savent, c’est-à-dire qui vivent les situations analysées, de chercher une solution pour agir sur la cause.

On comprend donc que la proposition d’une solution, c’est, en rigueur, la dernière étape d’un processus de résolution de problème, et non pas la première.

Que montrent plus précisément vos travaux sur l’absentéisme dans le secteur public ?

Globalement, son niveau incompressible est un peu plus élevé que dans le privé, probablement du fait d’une pyramide des âges plus âgée et davantage féminisée. Concernant la part compressible, elle est aussi plus élevée, globalement, que dans le privé. Mais pas en raison d’une oisiveté supérieure ou d’une fragilité plus grande du fonctionnaire versus le salarié du privé.

D’après nos observations, la cause profonde en est que la qualité du management y est encore plus dégradée que dans le privé. Moins sont satisfaisantes les conditions de travail, l’organisation du travail, la gestion du temps, la communication et le sens au travail, les carrières et les rémunérations, et plus l’absentéisme au travail est élevé.

Donc si l’on veut réduire l’absentéisme au travail, sérieusement et durablement dans le secteur public, il faut améliorer la qualité du management de son potentiel humain dans ces six grands domaines.

Idem dans le secteur privé du reste, où nombre de branches indemnisent les jours de carence, ce qui ne serait pas possible à faire dans le public.

Mon conseil pour réduire l’absentéisme au travail, encore plus dans le public que dans le privé, serait d’agir sur les causes du phénomène - amélioration des conditions de travail au sens large et enrichissement du travail humain - sans les confondre avec ses symptômes.

En effet, ergoter sur la suppression ou non des jours de carence, ce n’est toujours pas, selon la connaissance en vigueur sur le phénomène, s’occuper de réduire l’absentéisme en agissant sur ses causes profondes.

©  Dircom Cnam ©  Sandrine Villain
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