Appels à « bifurquer » : l’analyse de deux étudiants membres du Reses et Pour un réveil écologique
« Les étudiants et les jeunesses sont mobilisés depuis de nombreuses années maintenant. Nous avons essayé de plusieurs façons différentes (Marches et grèves pour le climat, manifeste étudiant), la crise sanitaire nous a malheureusement empêchés de poursuivre nos mobilisations alors même que la crise climatique est de plus en plus visible. Toute occasion est à saisir pour porter notre voix et notre vision d’une société plus durable et inclusive. »
C’est ce que déclare Coralie Rasoahaingo, porte-parole du Reses
Réseau étudiant pour une société écologique et solidaire
, à News Tank, le 25/07/2022, alors que plusieurs cérémonies de remises de diplômes ont vu des élèves appeler leurs camarades à « bifurquer » ou « démissionner ».
« Ces discours véhiculent une envie de retrouver du sens, notamment chez les étudiants des grandes écoles, qui ont la chance d’avoir et de faire le choix de nouvelles approches professionnelles (travailler dans de plus petites structures, dans des entreprises à mission, aux 4/5e pour pouvoir s’engager dans l’associatif à côté) », ajoute Rémi Vanel, diplômé d’Arts et métiers et membre du collectif Pour un réveil écologique.
Pour les deux militants, l’ESR
Enseignement supérieur et recherche
doit se mobiliser sur la formation des étudiants, mais aussi des personnels et des dirigeants : « C’est un enjeu important, dans la mesure où les directeurs et présidents ont des leviers d’arbitrage et d’action importants, et cela rejoint l’adage ”pour faire la transition, il faut être en transition” », indique Rémi Vanel.
Pour Coralie Rasoahaingo, « un plan d’action au niveau national doit être mis en œuvre pour accompagner les établissements dans cette démarche, les ressources financières nécessaires à cette transition de l’ESR doivent également être mobilisées ».
« Toute occasion est à saisir pour porter notre voix et notre vision d’une société plus durable et inclusive »
Pourquoi selon vous, les cérémonies de remises de diplômes se sont révélées cette année des espaces pour des prises de parole plus politiques ?
Un mouvement de fond »Rémi Vanel : C’est un mouvement de fond, qui a commencé avec Clément Choisne, étudiant de Centrale Nantes en 2019 et qui traduit un questionnement profond des étudiants des grandes écoles sur les enjeux sociaux et environnementaux, qui deviennent de plus en plus urgents.
Nous avions déjà identifié cette réflexion de fond des jeunes, à travers notre manifeste, paru en 2018 et signé par plus de 30 000 étudiants.
Ces discours lors des cérémonies sont un moyen pour les étudiants de s’exprimer plus ouvertement, dans une grande assemblée, lors d’un événement ayant une portée et une visibilité importantes. Il s’agit d’un moment opportun pour retranscrire ce que les étudiants pensent profondément de la société et de leur formation, de leur choix professionnel pour l’avenir, dans un monde du travail en évolution. Au-delà des discours, les responsables des ressources humaines et les directions d’entreprises se rendent compte déjà de ces évolutions et s’y confrontent pendant les entretiens d’embauche et les échanges avec les étudiants.
Ces discours véhiculent une envie de retrouver du sens, notamment chez les étudiants des grandes écoles, qui ont la chance d’avoir et de faire le choix de nouvelles approchent professionnelles (travailler dans de plus petites structures, dans des entreprises à mission, aux 4/5e pour pouvoir s’engager dans l’associatif à côté).
Coralie Rasoahaingo : Les étudiants et les jeunesses sont mobilisés depuis de nombreuses années maintenant. Nous avons essayé de plusieurs façons différentes (Marches et grèves pour le climat, manifeste étudiant), la crise sanitaire nous a malheureusement empêchés de poursuivre nos mobilisations alors même que la crise climatique est de plus en plus visible. Toute occasion est à saisir pour porter notre voix et notre vision d’une société plus durable et inclusive. Le retour des événements en présentiel, notamment les remises de diplômes, nous a donc permis d’exprimer notre besoin de changement.
Qu’est-ce que ces prises de parole disent de votre génération, notamment dans son rapport aux établissements dont ils sont issus, et au monde professionnel ?
Coralie Rasoahaingo : Beaucoup de jeunes font face à de l’éco-anxiété, au sentiment d’être une jeunesse “sacrifiée” (71 % d’après un sondage de 2021 d’Opinion Way) notamment avec la crise de la Covid-19 et le dérèglement climatique en cours. Ces prises de parole témoignent du besoin de changement des jeunes que ce soit au sein de leurs établissements (dans la formation et dans le fonctionnement) ou même dans leurs aspirations professionnelles. Le décalage entre les formations proposées par les établissements ou les carrières qu’on leur vend et les aspirations de la jeunesse est beaucoup trop grand. De nombreux jeunes ne se sentent pas assez formés pour affronter les crises actuelles et à venir.
Rémi Vanel : Une autre enquête de Harris Interactive « Les jeunes et la prise en compte des enjeux environnementaux dans le monde du travail », réalisée en 2018 auprès de 2048 jeunes de 18 à 30 ans issus de milieux sociaux variés, montre que 63 % seraient prêts à poursuivre leurs études pour se former à un métier plus utile ou à changer de formation. Cela traduit une remise en question le modèle actuel et le constat qu’ils sont mal formés à la compréhension des enjeux socio-environnementaux globaux (épuisement des ressources, pollution, enjeux transversaux, historiques, notion d’anthropocène, choix politiques et économiques, etc.) et également aux compétences utiles pour des métiers socialement et écologiquement utiles.
Cela challenge les maquettes pédagogiques »Au sein du collectif, nous mettons l’accent sur l’approche par les compétences métier. Les étudiants souhaitent qu’elles soient tournées vers des emplois socialement et écologiquement utiles, qui permettent d’adresser correctement les problématiques actuelles. Les étudiants se posent des questions sur ce qu’ils apprennent, et cela challenge les maquettes pédagogiques des établissements, à l’université et dans les grandes écoles.
Toujours selon cette même enquête, deux jeunes sur trois renonceraient à entrer dans une entreprise qui ne prend pas en compte ces enjeux, avec un pourcentage très proche entre les actifs les plus aisés (69 %) et les actifs populaires (63 %).
Les militants expriment souvent une critique du contenu de la formation, des intervenants, les jugeant éloignés des enjeux environnementaux et sociaux : comment les établissements doivent-ils y répondre ? Ont-ils les moyens de le faire ?
Rémi Vanel : Pour un réveil écologique est partie prenante du rapport du groupe de travail “Enseigner la transition écologique dans le supérieur” (rapport Jean Jouzel), qui enjoint le MESR Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche et ministère de l’écologie à se mettre au travail, avec, parmi les grands enjeux, celui de former 100 % des élèves de L1 Licence 1 et L2 Licence 2 aux enjeux environnementaux.
Selon nous, un des moyens d’accompagner le changement est que l’État envoie un signal de mise en mouvement de l’ensemble de la communauté éducative, avec une recommandation concrète : créer une plateforme pour mutualiser les savoirs et compétences complémentaires des grandes écoles et des établissements de l’ESR sur ces enjeux.
Former de façon homogène et transversale »Nous pouvons mettre des choses en place sur le terrain, mais une véritable transformation n’est possible qu’avec la volonté des établissements de l’ESR et de ses structures représentatives (CGE Conférence des grandes écoles , France Universités, etc.).
Des écoles et universités, comme Paris Dauphine et les Mines PSL Paris Sciences & Lettres , ont commencé à lancer des mesures concrètes, avec des maquettes orientées vers les enjeux environnementaux pour les cursus jusqu’en troisième année qui peuvent traiter exclusivement des enjeux liés au changement climatique si les étudiants le souhaitent. L’objectif est de former de façon homogène et transversale, avec une approche par les compétences, et d’orienter vers des métiers utiles.
La formation est également un projet clé porté par le collectif, avec l’idée de consacrer une ou deux journées pour former directeurs d’école et les présidents d’université aux enjeux de la transition socio-écologique et leur exposer l’urgence, un peu à la manière de ce qui est discuté autour de la formation du Gouvernement, avec l’idée que pour comprendre les enjeux, il faut du temps et se former, avec l’aide d’experts.
C’est un enjeu important, dans la mesure où les directeurs et présidents ont des leviers d’arbitrage et d’action importants, et cela rejoint l’adage « pour faire la transition, il faut être en transition ».
Coralie Rasoahaingo : Les établissements doivent faire de la formation aux enjeux écologiques et sociaux une priorité. Le rapport Jouzel, auquel le Reses a participé, donne des clefs de mise en œuvre précises pour atteindre l’objectif de 100 % d’étudiants formés et engagés sur les enjeux écologiques et solidaires à Bac+2.
Pour cela, ils doivent commencer par former l’ensemble du personnel d’établissements, des enseignants-chercheurs et des directions à ces enjeux.
Les établissements ont les moyens de le faire mais ne pourront pas atteindre cet objectif seuls, sans l’action des autorités publiques : un plan d’action au niveau national doit être mis en œuvre pour accompagner les établissements dans cette démarche, les ressources financières nécessaires à cette transition de l’ESR doivent également être mobilisées.
Les partenariats des établissements supérieurs avec des entreprises jugées peu vertueuses sont aussi la cible de critiques. Comment les établissements doivent-ils faire évoluer leur modèle de partenariat et de relations entreprises ? Les besoins financiers des établissements, les enjeux d’image, de réputation, peuvent-ils constituer une limite ?
Coralie Rasoahaingo : Les chartes partenariales des établissements doivent impérativement être cohérentes : une formation axée sur les enjeux écologiques ne peut être financée par une entreprise dont l’impact écologique est néfaste pour l’environnement. Les établissements doivent veiller à ne pas tomber dans le greenwashing. Néanmoins, nous avons conscience que les établissements rencontrent de nombreux obstacles au niveau financier. Concernant l’image et la réputation, la Consultation nationale étudiante de 2020 révèle que 78 % des étudiants pensent qu’un établissement qui prend en compte les enjeux écologiques et solidaires est plus attractif…
Rémi Vanel : Le collectif construit un plaidoyer sur le rapport de l’enseignement supérieur aux entreprises, mais il n’est pas encore finalisé. L’idée est que le lien (en particulier financier) des établissements à certaines entreprises considérées comme allant à l’encontre des enjeux environnementaux peut orienter les maquettes pédagogiques, avec un risque de perte d’indépendance des écoles.
Une réflexion plus globale sur le modèle économique »Dans ce domaine, il y a beaucoup de choses à essayer, par exemple, inviter des TPE Très petite entreprise et PME Petites et moyennes entreprises dans les forums, se renseigner sur l’éthique des entreprises partenaires. Mais c’est un sujet difficile, lié à celui des financements, comme celui des chaires. Les entreprises sont aussi des moyens pour les écoles d’avancer.
Nous essayons d’impliquer l’État et les organismes publics dans le financement, mais cela demande une réflexion plus globale sur le modèle économique dans lequel nous nous inscrivons. Dans les écoles d’ingénieurs, je pense que nous ne mettons pas assez en valeur les emplois de la fonction publique centrale ou territoriale, par rapport aux grands groupes du CAC 40.
Les grandes écoles tendent à valoriser les carrières prestigieuses qu’elles offrent, c’est depuis toujours un argument pour attirer les étudiants, cela doit-il changer et comment ?
Coralie Rasoahaingo : Les critères de choix de carrière et/ou de métier sont clairement en train d’évoluer chez les étudiants. Aujourd’hui, une carrière prestigieuse n’est pas le premier critère de choix pour tous les étudiants. Les discours des remises de diplômes en sont la preuve.
Les grandes écoles vont devoir s’adapter à ce changement de paradigme également si elles veulent continuer à attirer des talents. Pour cela, les établissements doivent s’intéresser aux carrières et métiers moins “classiques” et à impact, car la recherche de sens dans le travail est de plus en plus importante pour les étudiants.
Pour 70 % d’entre eux l’impact environnemental de leur futur métier est un critère de choix très important (CNE Coordination nationale des étudiants , 2020).
Rémi Vanel : On retrouve cet enjeu du prestige dans les polémiques autour des classements, qui remettent de plus en plus en cause le critère de la rémunération, qui n’est plus l’unique critère, et qui est à pondérer avec d’autres, dont les critères socio-environnementaux. Ces discours des étudiants mettent en relief qu’ils n’ont plus envie de pseudo grandes carrières qui ne prennent pas en compte les enjeux sociétaux, tels que ceux liés à la pénurie d’énergie.
Plus largement, cela pose la question de la place des études supérieures dans la société : est-ce qu’elles servent juste à se mettre en avant en tant qu’individu ou à se penser comme partie prenante d’un système global ?
Cela questionne la place et le rôle des métiers — l’ingénieur, le fonctionnaire — et il y a nécessité à revaloriser socialement et économiquement certains métiers qui (re)deviennent essentiels, par exemple dans le domaine de la gestion des forêts.
Michel Kalika : « Il ne suffit plus de faire : il faut présenter des indicateurs et des résultats qui montrent l’impact »
Michel Kalika
Professeur honoraire @ Institut d’administration des entreprises de Lyon (IAE Lyon) • Président @ Business Science Institute
est président du Business Science Institute. C’est à ce titre qu’il s’exprime, avec un regard particulier « car nos doctorants-managers sont âgés en moyenne de 45 ans, en activité et issus d’une cinquantaine de pays différents ».
« Les étudiants de ces écoles qui se sont fait entendre lors des remises de diplômes pensent que leurs établissements n’agissent pas assez et surtout que les entreprises ne modifient pas suffisamment rapidement leurs pratiques managériales. C’est un signal très fort qu’envoient les jeunes étudiants aux ainés et aux institutions.
Il faut que les établissements dépassent le stade du greenwashing, du cosmétique, et qu’ils montrent et démontrent que ce qu’ils font génère de l’impact et produit des résultats. En fait, le questionnement actuel rejoint celui de l’impact des business schools. Aujourd’hui, il ne suffit plus de faire : il faut présenter des indicateurs et des résultats qui montrent les changements et donc l’impact.
Pour ce qui est des partenariats avec les entreprises, le problème est complexe. Qu’est-ce qu’une entreprise non vertueuse ? Une entreprise dont le bilan carbone est mauvais ? Une entreprise qui est dans le secteur des énergies fossiles ? Une entreprise qui fabrique des cigarettes et des alcools ? Une entreprise qui vend des produits non vertueux à des clients qui les achètent ? Une entreprise qui est dans un secteur jugé comme non vertueux à un moment et qui devient essentiel à un autre ? Le cas de l’industrie de l’armement, dont la nécessité est réapparue aujourd’hui du fait de la crise en Ukraine, en est l’illustration.
Mais les business schools commencent désormais à valoriser les carrières dans les ONG Organisation non gouvernementale et les secteurs non marchands : les choses bougent ! »
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