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Alain Fuchs, roi de France (Joël Bertrand)

News Tank Éducation & Recherche - Paris - Tribune n°347801 - Publié le
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©  Seb Lascoux
©  Seb Lascoux

« Alain Fuchs (1953-2024) est mort. Lorsque le roi est mort, la France est veuve, il avait 71 ans était un jeune homme d’autrefois, un jeune homme très fragile, nous ne le savions pas, ce soir, je le sais », écrit Joël Bertrand dans un hommage à l’ancien président du CNRS Centre national de la recherche scientifique , dont il a été le directeur scientifique.

Alain Fuchs est décédé dans la nuit du 07 au 08/12/2024. Depuis, les hommages se multiplient pour saluer l’action de l’ancien directeur de Chimie ParisTech (2006-2010), ancien président du CNRS (2010-2017) et ancien président de PSL Paris Sciences & Lettres (2017-2024).

« Il est né dans la grandeur au printemps 2010. Un jour d’avril, il fait un grand discours devant la CPU Conférence des présidents d’université . Il délivre sa doctrine de rapprochement phénoménal des universités et du CNRS, il rappelle que le nom université est international », retrace Joël Bertrand.

Il revient sur les mercredi, jour du collège de direction du CNRS : « Alain Fuchs présidait, Alain Fuchs parlait, il parlait longtemps, il parlait de l’avenir, de l’avenir lointain, de l’université humboldtienne. Nous l’écoutions, prenions des notes, nous l’interrogions, histoire de ménager une respiration dans la tirade. »

« En 2017, il pensait être ministre, on le lui a reproché, deux cents autres ont pensé comme lui, mais pour ceux-là, c’était hors de portée. Pour Alain, non. »


« Alain Fuchs est parti »

Il est parti. Brusquement. Ce mardi matin, nous l’avons appris, il fait froid à Paris, le ciel est entre le gris et le rien du tout tellement il est bas, il ne fait même pas froid, il fait humide, il fait mauvaise saison, c’est tout, même pas saison du changement climatique, la saison qui s’abat sur toi et qui te dit — bien fait, supporte-moi, tu n’y peux rien.

Alain Fuchs est parti, c’est une nouvelle cruelle de Maupassant, acérée, sans pitié, quelque chose du Horla ou des Contes de la Bécasse. Quelque chose d’une violence souterraine qu’on ne nomme pas. Quelque chose qui ne s’accorde pas de nos mots habituels, compassés, réconfortants, il est vrai — du modèle il est parti trop tôt, ou alors la liste de ses mérites et ils sont nombreux. Quelque chose de nos conventions — bon il faut, mais pas aujourd’hui.

La nouvelle laisse sans voix, interdit, chacun avec son imagination, son sentiment, son trouble ce matin-là, genre je ne veux pas parler, quelque chose entre en turbulence, sans bien le détecter d’ailleurs.

Alain Fuchs est mort.

« Il n’y a pas de panache équivalent »

Le roi est mort, mais l’ennui est qu’il est impossible de dire la phrase complète — le roi est mort, vive le roi, car il n’y a pas d’autre roi, il n’y a pas de panache équivalent, de brio aussi élégant, non cela n’existe pas, l’époque en est dépourvue tant elle est maussade.

Et puis, et on l’a vu à haut niveau en cette année 2024, parmi ceux qui ont écrit parti trop tôt, quelques-uns ont pensé à l’instar d’Étienne Lousteau dans Illusions perdues, parlant d’un chroniqueur mondain, « il ne faut pas qu’il parte c’est trop tôt, il a encore tellement de monde à décevoir ».

C’est aussi à cela qu’on reconnaît les grands hommes, ils ont des détracteurs, des commentateurs de leurs actions et de leur vie, des biographes autodésignés presque. Alors, passons.

Il me disait parfois, pour passer une idée audacieuse, la forme prime le fond, et ça va passer »

Si Alain Fuchs savait se rendre capricieux, autocrate, difficile, insupportable même, d’après certains commentaires acerbes du jour, mais qui ne vont pas jusqu’à la formulation précise, c’était avec talent, avec finesse. Et à raconter aux générations futures. C’était en quelque sorte un Caravage, qui n’a tué personne, du moins à ma connaissance, mais qui toujours allia la forme au fond, il me disait parfois, pour passer une idée audacieuse, la forme prime le fond, et ça va passer.

Un grand discours devant la CPU

Il est né dans la grandeur au printemps 2010. Un jour d’avril, il fait un grand discours devant la CPU (Conférence des présidents d’université, devenue France Universités, présidée à l’époque par Lionel Collet).

Il délivre sa doctrine de rapprochement phénoménal des universités et du CNRS, il rappelle que le nom université est international.

Les présidents de l’époque l’applaudissent »

Il délivre un message mondialiste, optimiste, prometteur, et les présidents de l’époque l’applaudissent, je crois me le rappeler, debout pour certains, il sourit et de son regard bleu perçant, parcourt toute la salle, un peu cabot sans doute, tant il brûle les planches. Il ne dira plus rien, mais conservera son plaisir, me disant simplement, « c’est gagné ».

On trouvera dans l’agenda 2010 de la CPU souvenir de cette journée, et c’est le moment initiatique.

Tout le reste sera presque parcours de santé, Idex Initiative(s) d’excellence ici ou là, Idex où il brille devant le jury international, d’ailleurs, quelques membres ont voulu faire un selfie avec lui — cela met dans des dispositions plutôt favorables pour les délibérations —, CNRS à tous les étages, connu du monde entier.

Finalement un parcours d’excellence, même si parfois des fâcheux viendront perturber la Longue Marche. Oublions.

Le mercredi, jour de réunion du collège de direction du CNRS

Alain Fuchs s’amuse, il sait qu’il est roi de France, je lui dis quelquefois quand nous ne parlons de rien juste pour bavarder, deviser, je lui dis, « tu es roi de France », il me regarde, goguenard, et me répond, « Louis XIV ou Louis XVI ? » Et nous passons à autre chose, car demain est mercredi.

Le mercredi est la réunion du collège de direction du CNRS. C’est le mercredi depuis longtemps, en même temps que le conseil des ministres, au cas où le ministre appellerait.

Ils étaient attendus comme le sommet de la semaine »

En 160 collèges de direction auxquels j’ai participé, jamais le ministre n’a appelé (Valérie Pécresse, Laurent Wauquiez, Geneviève Fioraso, Thierry Mandon), ils avaient peut-être perdu le numéro de téléphone, ai-je pensé, et puis nous sommes revenus aux affaires courantes.

Ces collèges de direction étaient attendus comme le sommet de la semaine. Un nouveau directeur d’institut (Jacques Martino), plutôt old school m’avait demandé, inquiet, s’il fallait absolument une cravate pour les hommes, j’avais bien sûr répondu oui, parce que je savais qu’il n’en avait plus, celle de son mariage étant depuis bien longtemps passée de mode.

Alain Fuchs présidait, Alain Fuchs parlait, il parlait longtemps, il parlait de l’avenir, de l’avenir lointain, de l’université humboldtienne. Nous l’écoutions, prenions des notes, nous l’interrogions, histoire de ménager une respiration dans la tirade.

Alors, il s’enfonçait dans son fauteuil, se positionnant en arrière, les bras croisés devant lui, attitude familière et il continuait, peut-être sans répondre à la question, toujours dans sa ligne directrice, finissant, « j’ai répondu à ta question ? », l’autre collègue disant oui bien sûr.

« Il voulait bien être dupe, mais pas de lui-même »

Je sais qu’il pensait à la maxime bien connue, « s’ils m’ont compris, c’est que je me suis mal exprimé ». Il voulait bien être dupe, mais pas de lui-même.

Une ou deux fois, il s’est endormi en parlant, plusieurs de mes camarades et moi-même nous en sommes rendu compte, mais il continuait de parler. Plus tard dans la journée, je le lui ai fait remarquer, et il m’a répondu — c’est normal, je suis quantique.

Il aimait se moquer des physiciens, spécialistes des controverses stupides. Il me disait qu’à plusieurs reprises, dans un congrès de physiciens, il avait raté le repas du soir, car ces collègues d’une semaine déambulaient devant les restaurants de la ville, comparant les menus affichés à l’extérieur, pesant le pour, le contre, et au bout du compte, les restaurants étaient fermés.

A cela, on voyait, disait-il, que plusieurs de leurs recherches étaient sans issue. Cela lui était arrivé en Suède et en Allemagne et avait signé son renoncement à tout congrès de physiciens.

La remise de la médaille d’or 2011 à Jules Hoffmann

L’un de ses grands moments de l’année était la remise de la médaille d’or. En 2011, Jules Hoffmann, quelques mois avant son prix Nobel, reçoit la médaille d’or.

Le samedi précédant la cérémonie de remise de médaille, Delphine Wespiser, Alsacienne comme Jules Hoffmann, est élue Miss France 2012.

L’année 2011, en plus où l’Université de Strasbourg devient Idex au premier coup. Carton plein absolu pour l’Alsace.

Alain Fuchs en fait ses délices devant quatre cents personnes conquises, emballées par l’artiste, Jules Hoffman nous dit que juste après son prix Nobel, il rencontrera Miss France, Alain Beretz confirme.

Dans les réunions administratives, réunions très corsetées selon lui, Alain Fuchs était plus tendu et se hasardait peu aux provocations, même s’il pensait qu’un bon mot excuse tout, il savait aussi qu’une punchline mal ajustée pouvait avoir des conséquences dommageables.

Un jour, nous parlions d’Isfic (Indemnité spécifique pour fonction d’intérêt collectif, remplacée par l’actuel Ripec Régime indemnitaire des personnels enseignants et chercheurs et ses déclinaisons).

Je le voyais réfléchir quelques minutes avant la réunion, et subitement, il se met à chanter « Lipstick pour les hommes, Lipstick pour les femmes, de la Chanson Lipstick Polychrome » de Daniel Balavoine, me disant l’ISFIC c’est comme Lipstick.

Je lui dis « pas mal » - en plus il chantait bien, il chantait bien les crooners américains d’ailleurs -, je lui dis « tu vas pas oser, t’es pas cap » ? Je ne dirai pas la suite, mais je sais que cette injonction, ce défi, l’a perturbé toute la réunion.

« Les grands ne veulent pas devenir petits »

Alain Fuchs, roi de France, Louis XIV définitivement, comme tous les grands, était jalousé, le contraire serait anormal, cela lui causait du chagrin, le tourmentait. « C’est l’ordre des choses », m’arrivait-il de lui dire : « Les petits veulent devenir grands, les grands ne veulent pas devenir petits, cette dissymétrie est sur ton chemin de croix, toi qui es de grande culture, tu connais d’infinis exemples littéraires ou historiques. »

Il pensait être ministre »

Et puis voilà, il est parti, il voulait être roi de France, en 2017, il pensait être ministre, on le lui a reproché, deux cents autres ont pensé comme lui, mais pour ceux-là, c’était hors de portée. Pour Alain, non.

Avec des si, avec des peut-être, avec peut-être un coup de téléphone qui n’arrive pas à sa destinataire [Frédérique Vidal, alors choisie par Emmanuel Macron, ndlr], je ne sais pas, personne ne sait.

Sans doute cela l’aurait-il rendu moins désagréable, mais nous, nous l’aimions désagréable, nous l’admirions désagréable, cynique, méchant et injuste, tout à la fois, enfoncé dans son fauteuil, les bras croisés devant lui, le regard malicieux, se préparant à un bon mot qui restera, un sourire, une facétie inattendue qui efface tout, il demeurait grave à l’extrême, dérisoire à l’extrême.

Alain Fuchs (1953-2024) est mort. Lorsque le roi est mort, la France est veuve, il avait 71 ans, était un jeune homme d’autrefois, un jeune homme très fragile, nous ne le savions pas, ce soir, je le sais.

©  Seb Lascoux
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