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« Gérer les tensions paradoxales, un aspect clef du rôle de dean » (O. Guyottot, A-S Thelisson)

News Tank Éducation & Recherche - Paris - Analyse n°290572 - Publié le 02/06/2023 à 18:07
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« Pour une institution qui rechercherait un dean ou un associate dean pour sa BS Business school , comme pour quelqu’un qui souhaiterait candidater à ce type de poste, la capacité à gérer efficacement les tensions paradoxales doit être considérée comme un élément clef. Et celle d’utiliser une approche par les dilemmes ou par les paradoxes en fonction des cas de figure comme une compétence stratégique incontournable. »

C’est ce qu’écrivent les chercheurs Olivier Guyottot (Inseec Institut des hautes études économiques et commerciales BS) et Anne-Sophie Thelisson (Esdes École supérieure pour le développement économique et social ) dans une analyse pour News Tank, le 02/06/2023.

S’appuyant sur un projet de recherche basé sur 24 entretiens semi-directifs avec des deans et associate dean, ils observent que « l’environnement des grandes écoles de management françaises exige des managers possédant des qualités à la fois “hybrides“ et “entrepreneuriales“ et met en lumière les concepts d’hybridisme et d’entrepreneur académique ».  

« Les compétences d’entrepreneur des deans apparaissent essentielles. La notion d’entrepreneur académique désigne les personnes qui détiennent à la fois un rôle académique et un rôle managérial », indiquent les auteurs.

« L’importance croissante du profil de l’entrepreneur académique dans les grandes écoles de management françaises s’inscrit à la fois dans un mouvement de privatisation des business schools dans le monde et dans le cadre de la recherche de nouvelles sources de financement suite au désengagement des CCI Chambre de commerce et d’industrie en France. Il fait aussi écho au développement de l’entrepreneuriat comme discipline académique (spécialisations, programmes dédiés…) et comme levier d’employabilité (incubateurs, création d’entreprises, bassin d’emplois…). »


Un cadre d’analyse pour comprendre les organisations

Paradoxes et tensions paradoxales sont aujourd’hui présents dans tous les secteurs d’activité et la théorie des paradoxes est devenu un cadre d’analyse très utilisé pour comprendre les organisations.

Les grandes écoles de management françaises sont, en raison de leur histoire, de leur statut et de leur environnement, un terrain particulièrement fertile pour ce type de phénomènes.

  • Les paradoxes sont définis comme des « éléments en contradiction qui se renforcent simultanément » et qui « semblent logiques lorsqu’ils sont considérés isolément, mais irrationnels, incohérents et absurdes lorsqu’ils sont juxtaposés ».
  • Les deans et associate deans des BS (business schools) françaises sont donc en première ligne pour gérer les tensions qui en découlent.

Dans le cadre d’un projet de recherche basé sur 24 entretiens semi-directifs avec des deans et associate dean de grandes écoles de management françaises, nous avons essayé de mieux identifier ces contradictions et ces tensions et nous avons tenté de comprendre comment ces managers géraient ces situations souvent conflictuelles.  

Les tensions paradoxales auxquelles font face les deans

Il y a cinq grandes catégories de tensions paradoxales auxquelles sont confrontés les deans :

  • liées à la standardisation imposée par les accréditations et les classements au défi de la différenciation stratégique des écoles ;
  • liées à la mission éducative et sociale des écoles et à la logique économique et commerciale ;
  • découlant de demandes locales ou nationales dans un environnement mondialisé ;
  • créées par des demandes qualitatives et des contraintes quantitatives ;
  • concernant les activités de recherche et la pédagogie.      

Standardisation VS différenciation

Si les grandes écoles de management françaises ne sont pas des institutions publiques, elles font partie d’un environnement très réglementé et doivent respecter les normes imposées par les autorités publiques.

Au-delà du grade de master, accréditation nationale indispensable pour prétendre au statut de « grande école », la très grande majorité des écoles de management françaises (92 %) possède au moins une accréditation internationale majeure. Ce qui les oblige à respecter des normes et à suivre un modèle commun.

Les classements tendent aussi à promouvoir les mêmes standards pour les écoles. Cette contrainte de standardisation crée des tensions paradoxales pour les deans qui souhaitent développer des spécificités et mettre en place des stratégies de différenciation.

« Le paradoxe est que pour exister, il faut être différent. Comment se démarquer dans un environnement de plus en plus standardisé ? » 

Mission éducative et sociale VS logique économique et commerciale

Les grandes écoles doivent à la fois garantir l’excellence académique et la sélectivité tout en favorisant la diversité sociale. Les tensions paradoxales qui découlent de cette situation sont renforcées par le fait que les BS françaises doivent financer elles-mêmes cette politique sociale.

Dès lors, les écoles remplissent des missions d’intérêt général dans un environnement concurrentiel inspiré des règles de l’entreprise privée. Les deans doivent donc composer à la fois avec leur mission éducative et sociale et les contraintes économiques de cet environnement de marché.

« Aujourd’hui, nous devons, en termes de responsabilité, avoir la capacité d’ouvrir socialement nos écoles et en même temps de sélectionner les meilleurs élèves. Ce n’est pas facile et cela crée des tensions » 

Demandes locales VS environnement mondialisé

De par leurs liens historiques avec les CCI (Chambres de commerce et d’industrie), les BS françaises occupent un rôle central et stratégique au sein de leur territoire. Elles servent et répondent aux besoins des entreprises locales et régionales. Mais elles sont aussi devenues des organisations multinationales qui attirent des étudiants français et internationaux et ont des diplômés dans le monde entier, ce qui peut créer des tensions fortes en termes d’attentes et de priorités.

« J’ai des chefs d’entreprise (…) qui me disent, monsieur, pourquoi [est-ce que] vous prenez des étudiants internationaux qui vont à l’école et qui rentrent ensuite chez eux ? Au lieu de cela, servez les entreprises locales, recrutez des jeunes de la région pour former les jeunes qui resteront dans la région. » 

Exigences qualitatives VS contraintes quantitatives

Si la pression exercée par les parties prenantes (étudiants, professeurs, diplômés, gouvernance, acteurs institutionnels, etc.) sur les deans pour améliorer la réputation et l’image des établissements est forte, la recherche de financement pour se développer demeure une priorité dans un environnement aussi concurrentiel.

Ce financement dépend toujours largement du nombre d’étudiants inscrits. Dans ce contexte, suivre des étudiants de plus en plus nombreux tout en préservant la qualité et en individualisant au maximum le soutien et les parcours créent des difficultés organisationnelles et des contradictions qui sont sources de tensions paradoxales.

« Le désir de suivre les étudiants individuellement pour être aussi près que possible de leurs besoins de soutien et en même temps la croissance du nombre [d’étudiants] — il y a aussi un défi presque quotidien dans notre profession » 

Recherche VS enseignement et entreprises

Garantir la qualité des cours dispensés aux étudiants est bien entendu crucial. Mais le statut professionnel des professeurs dépend avant tout de leur travail de recherche ce qui peut créer des tensions, car les BS françaises sont devenues des organisations research-oriented. Le paradoxe réside aussi dans la nécessité de respecter des normes très académiques tout en répondant à des besoins professionnels concrets et opérationnels.

D’autant plus que les grandes écoles de management se sont développées en s’appuyant sur une approche pédagogique basée en grande partie sur l’expérientiel (associations étudiantes, expériences professionnelles…) et que les besoins à court terme des entreprises et le calendrier à long terme de la recherche ne coïncident pas toujours.

« Dans chaque école, on se retrouve sur un territoire, donc il faut réagir, [et] réagir, c’est faire des choix, donc ce sont des choix extrêmement engageants. Ces choix sont si contraignants qu’on n’a peut-être pas la capacité d’y répondre, du moins pas rapidement. Parce qu’on se met dans une logique de recherche et généralement, ça [prend] beaucoup de temps. »

Comment manager ces tensions ?

Nous observons deux types d’approche :

  • répondre aux tensions en utilisant une logique du « ou » dans laquelle les dualités restent opposées ; 
  • embrasser les paradoxes dans une approche de création de sens, en essayant de vivre avec les tensions et de créer des synergies à travers les polarités.  

L’approche par les dilemmes/logique du « ou »

Dans cette situation, les deans réagissent aux tensions en utilisant l’approche par les dilemmes, où la logique du « ou » reste dominante : ils ne perçoivent pas les tensions comme paradoxales parce qu’ils font un choix entre les polarités et tentent de convaincre leurs équipes de leur choix en s’appuyant sur des éléments factuels et argumentés.

Certains deans considèrent ainsi que l’environnement des BS françaises et leur poste ne sont pas particulièrement sujets aux paradoxes. Quand c’est le cas, ils donnent la priorité à un seul pôle de tension. Cela contribue selon eux à renforcer leur légitimité, leur leadership et leur autorité.

« Nous avons choisi une forme de sélectivité au détriment de notre croissance (…) Dans cinq ans, nous n’aurons que 10 % d’étudiants en plus (…) En revanche nous avons augmenté de 60 % le nombre d’enseignants-chercheurs (…). Nous n’allons pas rogner sur nos marchés mais nous allons changer de modèle économique et nous allons privilégier le taux d’encadrement, la capacité à accompagner l’étudiant plutôt qu’un hypothétique résultat financier. » 

L’approche par les paradoxes/logique du « et »

Dans d’autres situations, les deans adoptent une logique du « et » pour guider leurs actions, donner du sens aux paradoxes et tirer parti des tensions qui en découlent. Ils utilisent les paradoxes pour échanger avec leurs équipes, pour créer de la confiance et de l’adhésion à une décision.

Dans cet état d’esprit, les deans estiment qu’il faut prendre le temps et faire l’effort d’expliquer toutes les options, comment ils vont les traiter et pourquoi leur approche est cohérente. Les réponses des deans aux tensions sont moins intellectualisées et argumentées et relèvent d’une approche plus intuitive.

« Je pense que quand on est directeur de grandes écoles sur le long terme, il faut devenir un peu équilibriste (…) c’est-à-dire qu’on essaie de combiner des choix paradoxaux en essayant de ne pas de les rendre binaires. » 

Le besoin de profils hybrides et entrepreneuriaux pour mener ce type de structure

L’ensemble de nos données et de nos verbatims permet de montrer que l’environnement des Grandes Écoles de Management françaises exige des managers possédant des qualités à la fois « hybrides » et « entrepreneuriales » et met en lumière les concepts d’hybridisme et d’entrepreneur académique.  

Le concept d’hybridisme renvoie à des formes d’organisation où la structure et les pratiques permettent la coexistence d’approches et de valeurs opposées. C’est justement le cas des organisations qui ne sont ni publiques, ni privées et donc hybrides par essence, comme les grandes écoles de management françaises.

Logiques d’intérêt général et commerciale comme structures publiques, privées et mixtes cohabitent et se mélangent. Cette dimension hybride façonne les aptitudes et les compétences que les deans français possèdent et développent pour pérenniser leurs organisations. Elle détermine en grande partie leur capacité à gérer les tensions paradoxales.  

Des compétences essentielles

Les compétences d’entrepreneur des deans apparaissent aussi essentielles. La notion d’entrepreneur académique désigne les personnes qui détiennent à la fois un rôle académique et un rôle managérial. Les Grandes Écoles de Management françaises sont devenues des « PME Petites et moyennes entreprises universitaires », des entreprises de taille moyenne dépendant financièrement d’effectifs étudiants conséquents si on les compare à la majorité des BS dans le monde.

Elles font face à un niveau de concurrence nationale et internationale qui ne laisse pas de place à l’immobilisme et possèdent une histoire et des caractéristiques qui obligent leurs managers à avoir des compétences et une approche entrepreneuriales de leur mission.

L’importance croissante du profil de l’entrepreneur académique dans les grandes écoles de management françaises s’inscrit à la fois dans un mouvement de privatisation des business schools dans le monde et dans le cadre de la recherche de nouvelles sources de financement suite au désengagement des CCI en France. Il fait aussi écho au développement de l’entrepreneuriat comme discipline académique (spécialisations, programmes dédiés…) et comme levier d’employabilité (incubateurs, création d’entreprises, bassin d’emplois…).

Au regard de leurs pouvoirs et de leurs responsabilités (position hiérarchique dans l’organisation, responsabilité stratégique, taille des équipes à manager…), les deans et les associate deans français sont des « top managers » et non des « middle managers ». C’est une différence notable avec leurs homologues étrangers, notamment anglo-saxons, qui explique le nombre et la diversité des paradoxes auxquels ils font face.

Finalement, pour une institution qui rechercherait un dean ou un associate dean pour sa BS, comme pour quelqu’un qui souhaiterait candidater à ce type de poste, la capacité à gérer efficacement les tensions paradoxales doit être considérée comme un élément clef. Et celle d’utiliser une approche par les dilemmes ou par les paradoxes en fonction des cas de figure comme une compétence stratégique incontournable.  

Les auteurs