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La montée en puissance des grandes écoles de management « fusionnées » (Olivier Guyottot)

News Tank Éducation & Recherche - Paris - Analyse n°239953 - Publié le 20/01/2022 à 15:52
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« Les forces, les externalités positives et les perspectives de développement qui lient les trois écoles [de management] fusionnées laissent peu de doute sur la dynamique générée par ce mouvement stratégique », écrit Olivier Guyottot, enseignant-chercheur en stratégie à Inseec Grande école, dans une analyse pour News Tank, le 20/01/2022.

Revenant sur les mouvements de fusion intervenus à la fin des années 2000 dans les écoles de commerce, il relève que celle qui a « sauté le pas en premier (Skema en 2009) est aussi celle qui a connu la progression la plus marquée et qu’elle semble ouvrir la voie aux deux autres entités (Neoma et Kedge) ».

« La question des stratégies à adopter pour résister à cette dynamique doit animer les états-majors de nombreuses écoles restées indépendantes », ajoute Olivier Guyottot qui analyse les évolutions dans les classements de la presse et du Sigem Gestion centralisée des affectations Concours des Grandes Écoles de Management ouverts aux Élèves des Classes Préparatoires .

Il s’interroge également sur les perspectives pour les écoles fusionnées : « Il sera aussi intéressant de voir si [elles] parviennent à intégrer et à bousculer la domination de la grappe HEC/Essec/ESCP/EMLyon/Edhec. En s’appuyant sur des stratégies et des positionnements clairs et ambitieux, Audencia et GEM Grenoble Ecole de Management avaient réussi en s’en approcher, sans jamais parvenir à l’intégrer. »

Ainsi, si les « fusionnées » y parvenaient, « une telle réussite marquerait de manière définitive le bien-fondé de ces mouvements stratégiques pourtant si décriés à leur début ».


Analyser les stratégies de développement des grandes écoles de management

La hiérarchie dessinée par les recoupements croisés du Sigem Gestion centralisée des affectations Concours des Grandes Écoles de Management ouverts aux Élèves des Classes Préparatoires 2021, qui permettent de modéliser des duels entre écoles suite aux choix d’affectation des élèves de classes préparatoires, et par les derniers classements presse est intéressante à plusieurs titres au moment d’analyser les stratégies de développement, dans l’enseignement supérieur en général, et des grandes écoles de management post-classes préparatoires en particulier.

Quatre fusions en quatre ans

Lorsque Skema, école née de la fusion du Ceram Centre d’Enseignement et de Recherche Appliqués au Management Nice et de l’ESC Ecole supérieure de commerce Lille, est créée en 2009, la totalité des responsables et des personnes qui composent les gouvernances et les directions des grandes écoles de management s’interrogent depuis un certain moment déjà sur la nécessité de fusionner avec une autre école.

Le Ceram et l’ESC Lille étant situées à Nice et à Lille, certains voient dans la création de Skema une sorte d’Edhec bis. Mais le projet est très différent puisqu’il s’agit d’une fusion alors que le campus niçois de l’Edhec a été le résultat d’une implantation en propre à Nice menée par l’école lilloise en 1991. Surtout, les rumeurs vont bon train sur les combinaisons possibles et l’imminence de ces initiatives pour les autres écoles.

À l’époque, les fusions entre écoles de management ne sont pas des phénomènes inédits comme en attestent par exemple celle entre l’ESC Poitiers et l’ESC Tours en 1998 ou celle entre l’ESCP Paris et l’EAP en 1999. Mais contrairement à Skema, elles se sont inscrites dans des logiques territoriales ou de gouvernance et n’ont pas bouleversé fondamentalement le paysage des écoles et leurs approches en matière de stratégies de développement.

En 2012, la création de France Business School (FBS) qui fusionne non pas deux, mais quatre écoles (Escem Tours-Poitiers-Orléans, ESC Clermont, ESC Brest, ESC Amiens) marque une nouvelle étape de ce mouvement de fusions.

Finalement, en 2013, Bordeaux Ecole de Management et Euromed Management de Marseille d’un côté et Reims Management School et Rouen Business School de l’autre, annoncent quasiment au même moment leur fusion et donnent respectivement naissance à Kedge Business School et Neoma Business School.

Les idées de taille critique, de synergies, d’économie d’échelle apparaissent, pour les initiateurs de ces fusions et pour certains observateurs, comme les meilleurs, voir les seuls, moyens de se développer et de progresser dans les classements.

Échec de FBS France Business School et difficultés inhérentes aux fusions

Deux ans après sa création, la dissolution de FBS, qui ne parvient pas à atteindre ses objectifs de nombre d’étudiants et se retrouve exsangue financièrement après avoir tourné le dos aux voies de recrutement par concours des classes préparatoires en les remplaçant par un recrutement basé sur l’évaluation des compétences inspiré de l’entreprise, vient rappeler une réalité mise en lumière par les recherches sur les fusions d’entreprises : 70 % à 90 % de celles-ci se soldent par des échecs [1] et les obstacles sont nombreux pour en faire la réussite espérée.

Au-delà de l’exemple particulier de FBS, Skema, Neoma et Kedge font logiquement face, lors de leur création, aux difficultés inhérentes à ce type de stratégies, parmi lesquelles :

  • En matière de ressources humaines, il leur faut progressivement remplacer les personnes qui ont connu les anciennes structures, mais qui n’adhèrent pas au nouveau projet par des personnes venues spécialement pour développer les nouvelles entités ; 
  • D’un point de vue organisationnel, l’harmonisation des fonctionnements des nouvelles structures avec des sites géographiquement éloignés les uns des autres, nécessite des phases d’ajustement qui pèsent sur l’efficacité opérationnelle, le ressenti et la satisfaction des équipes et des étudiants ; 
  • Il leur faut aussi trouver de nouveaux noms, définir une nouvelle mission et de nouvelles valeurs en dépassant, sans les renier, les origines géographiques des écoles d’origine pour ménager les sensibilités de chacun.

Le concept de grappe concurrentielle

Dans un environnement des grandes écoles de management caractérisé par la « concurrence positionnelle » [2], les recoupements croisés du Sigem permettent de segmenter le secteur post-prépa en « grappes concurrentielles ».

  • Dans cette perspective, HEC, Essec, ESCP, EMLyon et l’Edhec composent incontestablement une première grappe qui se démarque par une permanence à occuper les 5 premières places du classement du Sigem depuis sa création (et de manière quasi systématique, à de très rares exceptions, les 5 premières places de l’ensemble des classements presse nationaux existants).
  • Le Sigem permet ensuite de distinguer une seconde grappe concurrentielle composée de six écoles (Audencia, GEM Grenoble Ecole de Management , TBS Toulouse Business School , Skema, Neoma et Kedge). Cette grappe est intéressante, car elle se compose à parts égales d’écoles qui ont choisi deux modèles de développement différents : trois écoles de cette grappe n’ont pas sauté le pas de la fusion (Audencia, GEM et TBS) et trois écoles sont au contraire le résultat de cette stratégie (Skema, Neoma et Kedge).

Une tendance qui s’inverse

À la suite des fusions de Skema, Kedge et Neoma et lors des premières années de leur existence, journalistes, candidats, familles et professeurs sont souvent particulièrement critiques vis-à-vis de ces stratégies de rapprochement. Beaucoup vantent la stabilité et la lisibilité des écoles demeurées indépendantes.   

Les classements reflètent d’ailleurs cet état d’esprit.

  • On constate par exemple qu’en 2015/2016 et 2016/2017, la grappe des trois écoles non fusionnées obtient un classement moyen (tous classements confondus : presse nationale, Financial Times et SIGEM) de 7,7 et 7,3 contre 10,8 et 10,7 pour la grappe des trois écoles fusionnées.
  • Dans le même temps, les écoles de cette grappe occupent respectivement les 6e, 7e et 8e places du Sigem en 2015, 2016 et 2017 (rang moyen de 7) et la grappe des fusionnées les places suivantes : 9e, 10e et 11e places (rang moyen de 10).

À l’époque, ce constat interroge la pertinence d’un tel mouvement stratégique alors que l’objectif de monter dans les classements a justifié en grande partie le fait de fusionner.

Aujourd’hui, la situation a fortement évolué.

  • Au niveau des classements presse, elle s’est inversée comparée aux années 2016-2017 : le groupe des trois fusionnées obtient désormais un rang moyen de 7,5 contre 10,5 pour le trio des non fusionnées.
  • Au niveau du Sigem 2021, la progression des écoles « fusionnées » est également notable puisque Skema occupe désormais le 6e rang (qu’Audencia avait occupé sans discontinuer depuis la création du Sigem) et que Kedge est parvenu à accéder au 10e rang.

Si la tendance ne s’est pas « inversée » par rapport à 2016-2017 comme pour les classements presse, elle suit la même courbe évolutive comme en atteste le rang moyen des fusionnées qui est désormais de 8,3 contre 8,7 pour les non fusionnées.

Quels enseignements tirer de ces évolutions ?

Il serait simpliste de conclure que les mouvements de fusion expliquent à eux seuls ces évolutions… qu’il sera intéressant d’observer dans la durée. D’autres variables liées aux décisions stratégiques et aux particularismes de chaque école (politiques de site, politiques d’accréditation, projets immobiliers, recrutements de personnel, histoire, culture…) sont à prendre en compte. Et ne sont pas homogènes entre les écoles de ces deux groupes.

Néanmoins, les forces, les externalités positives et les perspectives de développement qui lient les trois écoles fusionnées laissent peu de doute sur la dynamique générée par ce mouvement stratégique.

Tout d’abord, au-delà de la progression des trois écoles fusionnées, on constate que l’école qui a sauté le pas en premier (Skema en 2009) est aussi celle qui a connu la progression la plus marquée et qu’elle semble ouvrir la voie aux deux autres entités (Neoma et Kedge).

Des ajustements compliqués

Le développement de la gamme de programmes proposés par ces nouvelles écoles comme la structuration des équipes de promotion ont d’abord nécessité des ajustements compliqués à mettre en place.

Les anciennes entités possédaient de nombreux programmes historiquement concurrents et le travail de mise en cohérence a demandé du temps et des décisions parfois difficiles à prendre et à faire accepter.

Mais ces efforts permettent aujourd’hui à ces écoles d’être présentes sur la quasi-totalité des segments du marché de la formation initiale en management et de bénéficier d’un effet « volume » et d’une puissance commerciale et promotionnelle supérieure à leurs concurrents non fusionnés.   

Le choix des marques

Depuis de nombreuses années, les écoles liées à une ville clairement identifiée ont très largement préféré opter pour des acronymes en 3 lettres permettant de garder une lettre renvoyant à cette ville (MBS pour Montpellier, GEM pour Grenoble, TBS pour Toulouse, RSB pour Rennes…). Skema, Kedge et Neoma ont, par la force des choses, opté pour quelque chose d’entièrement nouveau.

Dans les trois cas, ce sont des « mots » courts de cinq lettres et de deux syllabes, plus proches de marques de biens et de services que de noms traditionnellement utilisés dans l’enseignement supérieur et l’éducation, qui ont été choisis.

À l’époque de leur création, les premières réactions n’étaient guère enthousiastes. En décembre 2013, Della Bradshaw, la célèbre éditorialiste et responsable des classements de programmes et d’écoles du Financial Times, avait ainsi évoqué les noms choisis par les écoles fusionnées dans un article resté célèbre et intitulé « Baffling business school names »[3].

Elle les jugeait difficiles à prononcer et critiquait leur absence de lien avec une ville ou une région. Force est de constater que ces choix n’ont pas entravé la progression de ces écoles et que ces trois noms se sont finalement imposés.  

Fusionner, un impératif ?

La question des stratégies à adopter pour résister à cette dynamique doit animer les états-majors de nombreuses écoles restées indépendantes. Fusionner à son tour ? Le rapprochement d’écoles comme Toulouse et Montpellier, Rennes et Nantes, Lyon et Grenoble ou Nancy et Strasbourg a plusieurs fois été évoqué… et répondrait à une logique territoriale séduisante sur le papier.

  • Mais n’est-il pas déjà trop tard pour se lancer dans de tels projets et profiter d’une dynamique enclenchée depuis plusieurs années déjà ?
  • Le salut viendra-t-il à terme de mouvements stratégiques différents, comme le rapprochement avec des acteurs privés comme cela a été le cas pour EMLyon ?  

Au-delà de ces questions (et il en existe beaucoup d’autres), il sera aussi intéressant de voir si les écoles fusionnées parviennent à intégrer et à bousculer la domination de la grappe HEC/Essec/ESCP/EMLyon/Edhec.

En s’appuyant sur des stratégies et des positionnements clairs et ambitieux, Audencia et GEM avaient réussi en s’en approcher, sans jamais parvenir à l’intégrer.

Si les « fusionnées » y parvenaient, une telle réussite marquerait de manière définitive le bien-fondé de ces mouvements stratégiques pourtant si décriés à leur début.   


[1] https://hbr.org/2011/03/the-big-idea-the-new-ma-playbook

[2]  https://www.cairn.info/revue-economique-2015-1-page-237.htm 

[3] https://www.ft.com/content/dfa294d8-512f-11e3-b499-00144feabdc0