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Numérique, fin du diplôme, « empowerment » : cinq approches des nouvelles frontières pédagogiques

Paris - Actualité n°112432 - Publié le 07/02/2018 à 12:16
©  Seb Lascoux
©  Seb Lascoux

« Toutes les frontières sont en train d’exploser et on est en train de revoir la façon d’enseigner. En 20 ans, on est passés d’un enseignement de type théâtre classique, avec une unité de lieu de temps et d’action, à un support multicanal », déclare Emmanuel Métais Directeur général @ Edhec Business School (Ecole des hautes études commerciales du Nord)
, directeur de l’Edhec Business School, lors d’une table ronde organisée par News Tank dans le cadre du séminaire Think Education et Recherche, à Paris-Dauphine, le 30/01/2018.

« La vraie révolution, c’est de pouvoir parler de l’intelligence collective, mais aussi de la vivre en profondeur, de la partager réellement  », estime Nicole Rege-Colet, consultante suisso-britannique et experte en pédagogie universitaire intervenue en France notamment pour créer l’Idip Institut de développement et d’innovation pédagogiques de l’Université de Strasbourg. 

Le débat intitulé « Numérique, fin du diplôme, empowerment : les nouvelles frontières pédagogiques » réunissait en outre :
• Jean-Louis Allard Vice-président @ Commission des titres d’ingénieur (CTI) • Directeur @ Ei.Cesi (Ecole d’ingénieurs du Cesi)
, directeur de l’Ei Cesi Ecole d’ingénieurs du Centre des études supérieures industrielles  ;
• Anne Lalou Membre @ Conseil national du numérique (CNNum) • Directrice générale de la Web School Factory/Innovation Factory @ Galileo Global Education France (Studialis)
, directrice de la Web School Factory (groupe Studialis) ;
• Son-Thierry Ly, chercheur et créateur de Didask, plate-forme numérique d’apprentissage basée sur les sciences cognitives.

Leurs échanges, dont News Tank propose de larges extraits, porte sur l’importance des attentes du monde socio-économique, mais aussi des étudiants, en matière d’évolution des pratiques éducatives et des modes d’apprentissage. Une nécessité bousculée, mais également portée, par l’essor des technologies numériques, qui permettent de démultiplier les enseignements, de travailler à distance ou de favoriser les approches par projets.

Penser et dépasser les frontières en pédagogie

Jean-Louis Allard - ©  Seb Lascoux
Pour Jean-Louis Allard (Ei Cesi Ecole d’ingénieurs du Centre des études supérieures industrielles ), « les lignes bougent, et la transition numérique s’impose à tous, enseignants comme étudiants. Nous avons notamment beaucoup d’apprentis, qui ont tendance à s’ennuyer et qui n’acceptent plus trop cette pression pédagogique du cours magistral. »

« Aujourd’hui, à l’Edhec, nos élèves travaillent partout, en collaboration avec des écoles qui peuvent être d’ingénieurs, de sciences politiques ou autres. Mais aussi avec des entreprises, des étudiants venus du monde entier », note Emmanuel Métais.

« Je préfère le terme de “paysage“ à celui de “frontières“. Je constate l’émergence de communautés d’apprenants, qui se réunissent avec des intérêts, des passions partagés. Dans cette nouvelle configuration, il ne s’agit pas de savoir qui est l’apprenant ou le savant, mais de partager nos tâtonnements et nos questions. La vraie révolution, c’est de pouvoir parler de l’intelligence collective, mais aussi de la vivre en profondeur, de la partager réellement », dit Nicole Rege-Colet, consultante.

Études de cas : comment les pédagogies s’adaptent

À l’Ei Cesi

« La transition numérique nous a fait prendre conscience qu’il fallait entrer dans une innovation de rupture », retrace Jean-Louis Allard. « Ce que nous avons fait en deux temps : dès 2004, sur un cycle ingénieurs, puis en 2015 sur l’ensemble de ces cycles. »

Les pédagogies actives par projets sont désormais mises en place de manière généralisée dans l’intégralité des enseignements.

« Elles ont permis de développer les compétences transversales demandées par les entreprises, avec des personnes de profils très diversifiés, capables de travailler ensemble et souvent à distance. »

La Web School Factory

Anne Lalou - ©  Seb Lascoux
« Pour monter la Web School Factory, j’ai eu l’immense chance de partir d‘une feuille blanche en 2011. Les questions en jeu étaient : quelle pédagogie construire pour redonner envie aux étudiants d’apprendre ? Mais, surtout : comment leur permettre de choisir, leur donner l’outillage pour l’employabilité dans le monde dans lequel ils vont entrer ? », expose Anne Lalou.

Elle présente les trois « partis pris » adoptés :

  • « Construire une pédagogie très profondément et nativement pluridisciplinaire. Pour ce faire, nous nous sommes permis de bouger la frontière la plus forte : celle existant entre les typologies d’écoles. Il y a des écoles d’art, des écoles d’ingénieurs, etc. On a voulu construire quelque chose qui est un peu telle école, telle université… et rien de tout ça !
  • Travailler sur les méthodologies du savoir-être collaboratif et de l’intelligence collective. La notion d’“empowerment“ qui me porte vise à ce que chacun de mes étudiants puisse avoir le choix pour sa vie professionnelle.
  • S’appuyer uniquement sur des projets réels, rendant l’étudiant capable de se confronter, en termes de savoir-être, face à un public de dirigeants d’entreprise. Avec à la clé, pour lui, une responsabilité, une reconnaissance de son travail et donc un rapport différent à celui-ci. »

« Aujourd’hui, alors que les premières promotions sont en train de sortir, nous travaillons déjà sur le fait de casser les frontières entre les formations initiales et continues. Dans une master class, pourquoi ne pas mixer nos étudiants et nos alumni ? »

« A l’occasion de la sortie de notre première promotion, les étudiants ont créé un “anti-forum de recrutement“. Chaque entreprise participante était soumise à un concours de pitch devant un jury d’étudiants. Ce sont ces derniers qui prenaient rendez-vous, en leur disant : voici la fiche du poste idéal que je vois chez vous. L’adhésion a été immédiate et bilatérale ! L’important c’est que l’idée est venue des étudiants. Il faut les mettre en capacité d’être acteurs et moteurs de l’innovation, y compris l’innovation pédagogique. »

L’Edhec 

Emmanuel Métais - ©  Seb Lascoux
« Nous avons créé, il y a quatre ans, le “PILab”, un laboratoire d’innovation pédagogique qui a pour vocation d’accompagner la transformation pédagogique digitale de l’Edhec », indique son directeur général. 

« En amont, nous nous sommes posé la question de savoir quels types d’étudiants nous souhaitions former. Le but n’étant pas de faire du digital pour faire du digital, mais d’en faire au service de nos “clients“, étudiants d’une part et entreprises, d’autre part. Le numérique permet de démultiplier l’apprentissage, d’inverser les classes, d’aller vers beaucoup plus d’expérimentation. »

« Aujourd’hui, 10 % de nos revenus sont liés à des programmes digitaux, soit entièrement online, soit sur formats mixtes : une proportion que nous voudrions porter à 20 % à l’horizon 2020. »

Les mirages des outils numériques

La finalité est pédagogique 

Son-Thierry Ly - ©  Seb Lascoux
« Il ne faut jamais partir du numérique, mais de la finalité, qui est la pédagogie. Parmi les résultats de la recherche qui font désormais consensus au sein de la communauté scientifique, il y a le fait qu’on apprend avant tout par la pratique », relève Son-Thierry Ly (Didask).

« Comment mettre en place les recommandations de la recherche, pour qu’on ait 80 % d’exercices pratiques et de simulations et non pas l’inverse ? On touche à un problème fondamental qui est le rapport à l’erreur, un point sur lequel on reste très braqués en France », observe-t-il.

« Il est nécessaire d’essayer de développer un environnement bienveillant dans lequel on va permettre à l’apprenant de voir son apprentissage comme un jardin - à la fois espace personnel qui nous appartient, mais aussi suffisamment distant pour qu’on ait le droit de se tromper, avec la démarche de faire un petit peu, de laisser reposer, puis de revenir, car ça “repousse“. C’est en cela que le numérique peut être utile pour faire évoluer les pratiques d’apprentissages de chacun. »

Laisser l’outil à sa juste place

« Souvent, les enseignants sont fascinés par l’outil et en font un objectif en soi. Dans les années 1989-1990, quand nous avons commencé à réfléchir sur la pédagogie universitaire, il y avait zéro ressource. Les premiers fonds de développement ou d’innovation pédagogique mis à disposition des enseignants-chercheurs l’ont été dans le domaine du numérique. Le message, derrière ? Nous devons être compétitifs et entrer dans ce monde mondialisé », déclare Nicole Rege-Colet. 

« Les Mooc Massive open online courses n’ont fait qu’accélérer cette croyance que le digital était le salut de l’université et allait drainer de l’argent. Mais le numérique, ce n’est qu’un outil au service de quelque chose. C’est la condition pour en avoir un usage efficace, joyeux et enthousiasmant », ajoute-t-elle.

La conduite du changement

Adopter une démarche pragmatique et scientifique

« On ne peut pas penser ces questions d’innovation sans faire en sorte qu’à la fin celles-ci débouchent sur des résultats : il n’y a rien de pire que de l’innovation qui ne mène à rien. Il nous semble, de ce fait, normal de devoir prendre le temps de convaincre les enseignants du bien-fondé de notre démarche », affirme Son-Thierry Ly.

« À l’École d’économie de Paris, dans laquelle j’interviens, les enseignants sont très satisfaits et, après coup, très ouverts au fait d’introduire ces innovations dans les enseignements eux-mêmes. Il s’agit d’une démarche très pragmatique de conviction progressive, en voyant ce qui existe, ce qui marche ou non. Être dans une démarche de recherche, toujours réexpérimenter, réévaluer, est essentiel. »

« Nous avons à gérer une communauté de 103 intervenants et donc d’autant d’ego », ajoute Anne Lalou. « C’est pourquoi la notion de co-construction ou de codesign est très importante : leur dire qu’à tout moment, ils ont le droit de manifester leur désaccord, mais à condition d’argumenter et de proposer autre chose. À cet effet, nous avons créé le Club des collecteurs, ouvert à tous les intervenants désireux de nous faire partager leurs idées ». 

Soutenir les pionniers pour « contaminer » l’ensemble de la communauté 

Nicole Rege-Collet - ©  Seb Lascoux
« La clé de voûte de l’accompagnement de cette démarche, c’est l'“empowerment“ des personnes. À savoir, une politique en tache d’huile : soutenir les pionniers pour “contaminer“ l’ensemble de la communauté. À Strasbourg, l’Idex Initiative(s) d’excellence nous a énormément aidés à identifier des gens qui avaient envie d’essayer, juste pour voir et expérimenter. Nous leur avons offert un espace d’expérimentation pour leur permettre de “se tromper tôt afin d’apprendre rapidement“, comme on dit dans ma culture anglo-saxonne », témoigne Nicole Rege-Colet, de nationalité suisso-britannique.

Elle prévient : « Allumer la flamme de la passion, c’est important, mais également prêter attention aux résistances. Nous sommes pris dans le paradoxe selon lequel c’est en nous conformant aux règles de notre communauté qu’on va pouvoir gagner un degré de liberté. D’où la nécessité de se livrer à cet exercice parfois délicat de prêter l’oreille aux personnes les plus virulentes dans leur opposition. De se mettre à l’écoute de ce qui est en train de bouger, en nous et autour de nous. »

Équipes multiculturelles et mobilisation des enseignants-chercheurs

« L’Ei Cesi compte 1 000 salariés. Pour accompagner la mise en place de la nouvelle pédagogie, nous avons mené une conduite du changement classique, en trois étapes », décrit Jean-Louis Allard.

  • « La première étape - et la plus compliquée - a été de faire travailler des équipes projet multidisciplinaires, de façon à ce que chacun amène sa pierre à l’édifice et ne propose pas un projet centré sur sa discipline. En comptant les arbitrages par matières, nous avons mis environ 400 heures de scénarisation par projet, afin d’obtenir une situation d’entreprise crédible et suffisamment motivante pour les élèves.
  • Une fois les projets conçus au niveau national, il a fallu accompagner les enseignants avec des formations pour qu’ils puissent se saisir d’un projet qui n’est pas le leur.
  • Enfin, pour que l’apprentissage soit réellement efficace, il faut permettre aux élèves de mettre des mots sur ce qu’ils ont vu. Une démarche d‘approche réflexive qui n’est pas naturelle chez les E-C enseignant(s)-chercheur(s) . Ce qui a entraîné, là encore, beaucoup de travail pour parvenir à faire adopter à ces derniers une posture visant à faire s’exprimer les élèves sur leur bilan individuel et collectif. Pour centrer leur regard sur ce que chacun a appris et pas seulement sur ce qu’il leur a transmis. »

Pour Jean-Louis Allard, « il faut s’entourer de personnes extérieures comme Nicole Rege Colet ou d’experts internationaux, qui peuvent apporter des regards éclairés, sous d’autres angles que la simple vision managériale ».

Le diplôme, ultime frontière à dépasser ?

« Certes, on évolue, dans les grilles de compétences, vers une validation d’acquis par les pairs, vers des softs skills, etc. Mais cela prendra du temps, car en France toute la pédagogie est encore construite autour du diplôme qui constitue un symbole fort d’employabilité. Ainsi que d’un passage à l’âge adulte pour les étudiants », estime Anne Lalou.

« Il est certain qu’avec l’apprentissage tout au long de la vie, la valeur du diplôme va diminuer, mais elle se maintient encore. Un diplôme, ce n’est pas seulement une expertise, c’est aussi une expérience de vie ou de socialisation », pense Emmanuel Métais. 

« Si l’économie mondiale du diplôme s’impose un peu à nous, en revanche la valeur de celui-ci baisse face à un métier fortement en tension… », note Jean-Louis Allard. 

Pour Son-Thierry Ly, « le diplôme répond à ce qu’en économie on appelle la théorie du signal : il constitue un indicateur en amont de la valeur d’un candidat. On ne pourra remplacer le diplôme qu’à partir du moment où l’on aura des certifications de compétences objectives et partagées, donnant un signal clair sur la productivité des uns et des autres. »

« Je plaide pour une démarche inclusive : les diplômes ET autre chose. Ne sous-estimons pas la fierté d’avoir un titre universitaire ! », conclut Nicole Rege-Colet.


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©  Seb Lascoux
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