Les différentes réalités de la continuité pédagogique (Bernard Belletante)
« Depuis le début du confinement, les établissements d’enseignement supérieur n’ont qu’un mot à la bouche : la continuité pédagogique. Il s’agit ni plus ni moins que d’assurer dans un premier temps le maintien de l’enseignement, dans un second temps celui des évaluations et des recrutements, en s’appuyant sur des solutions numériques (…) En regardant de très près ce qui se passe, je constate que cette continuité pédagogique est fortement hétérogène selon les établissements », écrit Bernard Belletante
Président Fondateur @ Trajecthoard
, ancien directeur général d’EMLyon, dans une analyse pour News Tank, le 06/04/2020.
« Les expériences sont en effet nombreuses : a minima, il y a juste la digitalisation des cours (intelligence scolaire stricte). Quelle énergie perdue quand on connaît la quantité de cours disponibles, très bien faits et totalement gratuits (fond et forme) sur le web », indique-t-il.
« À l’autre bout du spectre, nous relevons des expériences passionnantes, de véritables innovations pédagogiques, où grâce à une compréhension des processus numériques, des établissements ont pu poursuivre de l’expérientiel en mettant leurs étudiants sur des cas très concrets à résoudre. Cet apprentissage expérientiel relève du “peer learning”, du “collaborative learning”. Il est facile d’imaginer les impacts positifs d’une telle continuité pédagogique. Je note que cette approche a permis de maintenir des situations de stage (…). »
« Vu la diversité des situations, la continuité pédagogique est donc hétérogène. Cela va provoquer des iniquités marquées », prévient Bernard Belletante.
La continuité pédagogique est fortement hétérogène selon les établissements
Depuis le début du confinement, les établissements d’enseignement supérieur n’ont qu’un mot à la bouche : la continuité pédagogique. Il s’agit ni plus ni moins que d’assurer dans un premier temps le maintien de l’enseignement, dans un second« temps celui des évaluations et des recrutements, en s’appuyant sur des solutions numériques.
Des observateurs très avertis ont soulevé l’importance de ce phénomène. Rémy Challe
Directeur général @ Talis Education Group
(DG d’EdTech France) a mis en lumière la mobilisation de très nombreux acteurs de l’Edtech. Marc Guiraud (News Tank) a souligné la bonne surprise : alors qu’était répandue l’idée de professeurs majoritairement rétifs au digital et celle d’étudiants farouchement accrochés au présentiel, la quasi-totalité des établissements ont mis en place une continuité pédagogique, seuls ou en partenariat avec le monde de l’Edtech.
En regardant de très près ce qui se passe, je constate que cette continuité pédagogique est fortement hétérogène selon les établissements.
Il en résulte une confusion et je me propose de donner quelques clés de décryptage, utiles pour différencier les acteurs qui sont dans une réelle transformation pédagogique de ceux qui répondent à une urgence.
Une vision réductrice
L’image qui est souvent donnée de la continuité pédagogique est une image technique, portée par des données techniques. Le message type est : “100 % de nos x professeurs continuent leurs cours, 100 % de nos étudiants suivent leurs cours”. C’est une vision extrêmement réductrice de la continuité pédagogique.
Parler de continuité pédagogique demande en premier de s’intéresser à ses objectifs. Dans les actions que j’ai menées sur la transformation numérique de l’éducation, je me suis attaché à voir comment les technologies que nous mettions en place servaient, ou non, le développement de plusieurs types d’intelligence, clés dans l’enseignement supérieur professionnalisant.
En prenant le risque d’une schématisation excessive, je les synthétise dans le tableau suivant :
Intelligence individuelle | Intelligence collective | |
Intelligence scolaire | Apprendre les bases techniques, générales | Apprendre à répéter ensemble |
Intelligence expérentielle | Faire seul(e) | Transformer ensemble |
Intelligence augmentée | S’orienter dans le système ouvert des data pour enrichir sa capacité à réfléchir et faire / se confronter aux faits exponentiels | Enrichir et apprendre des pratiques collectives pour penser autrement et agir dans un monde incertain |
Intelligence émotionnelle | Mettre l’humain et ses valeurs dans nos analyses et décisions | Agir ensemble en prenant en compte la vulnérabilité de l’homme et des systèmes environnants |
Chacun d’entre nous peut voir comment les établissements adressent dans leur continuité pédagogique tout ou partie de ces différents types d’intelligence ».
De la simple digitalisation à des expériences passionnantes
Les expériences sont en effet nombreuses :
- a minima, il y a juste la digitalisation des cours (intelligence scolaire stricte). Nous avons vu fleurir sur les réseaux sociaux des photos d’enseignants qui se montraient en train de digitaliser leurs cours et slides. Quelle énergie perdue quand on connaît la quantité de cours disponibles, très bien faits et totalement gratuits (fond et forme) sur le web. Quelle énergie perdue si cela aboutit à avoir une classe qui fonctionne de la même manière, mais à distance. Cette énergie n’aurait-elle pas été plus utile pour réaliser une bonne curation des contenus et utiliser les temps de « face-à-face » non pas à de la diffusion, mais à de la réflexion, au partage de toutes les informations que les apprenants auraient pu aller chercher par une intelligence scolaire collective et surtout par leur intelligence augmentée, individuelle et collective.
- À l’autre bout du spectre, nous relevons des expériences passionnantes, de véritables innovations pédagogiques, où grâce à une compréhension des processus numériques, des établissements ont pu poursuivre de l’expérientiel en mettant leurs étudiants sur des cas très concrets à résoudre. Construites sur des plateformes numériques puissantes, les apprenants, séparés physiquement, élaborent ensemble, souvent en lien avec des entreprises, des solutions réelles. Cet apprentissage expérientiel relève du « peer learning », du « collaborative learning ». Il est facile d’imaginer les impacts positifs d’une telle continuité pédagogique. Je note que cette approche a permis de maintenir des situations de stage, ou de créer de nouveaux thèmes pour les stages afin d’éviter une rupture dans l’apprentissage.
- La continuité pédagogique recouvre aussi la réalité de faire vivre une communauté éducative. Ainsi les bibliothèques ; aucune d’elles ne devrait avoir fermé. Les bibliothèques numériques sont aujourd’hui totalement performantes, non seulement pour trouver l’ouvrage que vous cherchez, mais aussi celui que vous ne cherchez pas et que vous révélera l’analyse des données collectives. Les systèmes de bibliothèques numériques permettent aussi une vie collective autour de thèmes, la constitution de groupes de réflexion, d’amusement, etc. Elles permettent de connecter ensemble des étudiants de bachelor avec des participants de formation continue. Mais pour que cette continuité pédagogique existe, la mise en œuvre d’une véritable vision numérique de la vie pédagogique doit avoir été mise en place.
- La continuité pédagogique est à même d’accentuer l’ouverture des établissements sur la société. À la fois par une pédagogie expérientielle, mais aussi par des formats spécifiques de Mooc Massive open online courses /webinaires où des communautés d’échange, d’idées se créent autour d’une thématique proposée par un expert. La très grande majorité de ces évènements est gratuite et montre l’intérêt des écoles sans mur.
Les logiques présentielles sont profondément touchées
La continuité pédagogique adresse aussi l’ensemble de la chaîne de production académique. Nous remarquons que toutes les logiques présentielles sont profondément touchées :
- Les évaluations traditionnelles par restitution individuelle ne sont plus réalisables. Encore une fois, il existe de nombreux produits permettant de faire à distance un examen individuel de connaissances. Sécurité et confidentialité sont au moins aussi bonnes qu’en présentiel. Mais nous sommes juste dans une approche où l’outil numérique est une substitution au présentiel. L’intérêt est limité, car un seul type d’intelligence est testé.
- Mais ce type d’évaluation a la vie dure. Dans l’imbroglio des concours aux grandes écoles, les oraux et les entretiens ont été les premiers sacrifiés. Si la volonté avait été de tester les types d’intelligence permettant de réagir en incertitude, la première décision aurait été de remplacer les écrits par l’analyse d’un dossier, assorti d’un dossier numérique que de nombreuses écoles sans concours pratiquent.
- La très bonne décision prise par Jean-Michel Blanquer de faire passer le bac et brevet sur contrôle continu devrait marquer, si elle persiste, un changement majeur. Dans une société de flux numériques, il est incohérent de faire jouer une année universitaire sur quelques jours, tout le monde en même temps. Et ce d’autant plus que plusieurs start-up ont développé des outils originaux permettant d’évaluer des compétences extrêmement diverses dans des situations différentes ; ainsi plusieurs établissements pratiquent l’évaluation par les pairs, l’évaluation en 360°, etc. …
Des iniquités marquées
Une profonde transformation des modes pédagogiques »Vu la diversité des situations, la continuité pédagogique est donc hétérogène. Cela va provoquer des iniquités marquées.
- Être étudiant dans une structure qui a déjà un modèle pédagogique multicanal, des plateformes d’apprentissage collaboratif associant les entreprises et les diplômés sera plus valorisant qu’être dans un établissement où la conversion au distanciel n’est qu’une simple réponse technique à l’urgence pour continuer à seulement diffuser des cours.
- À même système numérique de continuité pédagogique, une autre inéquité naîtra : elle tient moins à l’agilité d’utilisation des supports numériques qu’à l’environnement dans lequel les étudiants (les enfants dans le primaire) qu’à la qualité de l’environnement physique de travail.
Nous savons déjà que des espaces doivent être aménagés dans les établissements pour permettre à certains étudiants d’avoir un environnement physique de meilleure qualité pour travailler « digitalement ». Impossible dans un contexte de confinement, d’où la nécessaire très haute qualité des supports et des produits.
- Enfin une forte iniquité se révèle en Afrique. Dans une dépêche News Tank du 01/04/2020, le Pr Claude Lishou, titulaire de la chaire Unesco « TIC et développement de l’enseignement supérieur en Afrique de l’Ouest » alerte sur l’interruption pédagogique, différente entre pays (remarquables performances au Maroc, notamment dans l’enseignement privé) et en milieu rural.
Les établissements français, ayant déjà réalisé une mutation numérique significative, ont devant eux une opportunité de coopération.
Cela nous conduit à demain. Il est prévisible qu’en quelques semaines le Covid19 aura induit une profonde transformation des modes pédagogiques. Celle-ci devrait perdurer, ne serait-ce que pour accompagner les mutations socio-économiques. De la volonté de continuité pourra émerger une disruption notoire des modèles éducatifs.
Bernard Belletante
Président Fondateur @ Trajecthoard
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Fiche n° 3717, créée le 09/05/2014 à 21:08 - MàJ le 27/07/2022 à 09:19