Promouvoir la diplomatie universitaire à l’heure des rivalités géopolitiques (G. Tronchet et N. Fesseau)
« Il faut promouvoir un espace de coopération internationale, qui ne soit pas pensé uniquement sous l’angle de l’affrontement ou de la rivalité géopolitique, mais comme un lieu de construction collective. C’est aussi cela, la diplomatie universitaire », déclare Guillaume Tronchet
Igésr @ Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (Igésr)
, historien spécialiste des politiques universitaires internationales, à News Tank, le 30/06/2025.
Il s’exprime dans une interview croisée avec Nelly Fesseau
Directrice @ Agence Erasmus+ France (Agence Erasmus+ France)
, directrice générale de l’Agence Erasmus + France, en amont des Journées Erasmus + de l’enseignement supérieur, à Bordeaux les 01 et 02/07/2025, qui abordent notamment le sujet des diplomaties universitaires.
« Par nature, les établissements d’enseignement supérieur et de recherche sont des acteurs du soft power. Ils participent pleinement aux politiques d’influence et de rayonnement, que ce soit à l’échelle d’un pays ou, dans le cadre d’Erasmus +, à celle de l’Union européenne », indique Nelly Fesseau.
Selon elle, les alliances d’universités européennes en sont un bon exemple, « puisqu’elles pourraient à terme aboutir à un véritable diplôme européen. Ce serait là une pierre essentielle dans la consolidation d’un soft power européen ».
Pour Guillaume Tronchet, la question se pose de savoir si cette dynamique « restera une simple forme d’harmonisation dans la continuité de l’existant, ou bien pourra-t-elle véritablement innover et proposer un modèle alternatif, porteur d’un nouvel imaginaire universitaire européen ? ».
« Le contexte actuel donne aux mobilités académiques une dimension plus politique »
Les tensions géopolitiques actuelles ont-elles un impact sur les programmes de mobilité et la coopération universitaire ?
Nous suivons avec beaucoup d’attention les mobilités dans les zones de conflit »Nelly Fesseau : Nous avons, dans le cadre du programme Erasmus +, des mobilités qui se déroulent partout dans le monde, puisque 80 % d’entre elles ont lieu dans l’espace européen, et 20 % en dehors de l’Europe. Nous suivons avec beaucoup d’attention les mobilités dans les zones de conflit, ou susceptibles de le devenir. Nous prenons contact avec les établissements porteurs de projets pour faire un point sur les mobilités en cours. Et en cas de tensions géopolitiques majeures, il est systématiquement proposé aux étudiants de rentrer, en fonction des recommandations du ministère de l’Europe et des affaires étrangères.
Ces dernières années, la Commission européenne a été très présente sur la situation en Ukraine par le financement de plus de 1,5 million de manuels scolaires et de 33 000 mobilités de jeunes Ukrainiens depuis 2022, afin qu’ils puissent poursuivre leurs études. De plus, plus de 700 enseignants-chercheurs ukrainiens ont pu travailler et échanger via des plateformes européennes en ligne.
Parmi les destinations majeures hors Europe profondément impactées par les tensions internationales, il y a la Russie : nous n’avons plus aucune mobilité vers ce pays depuis 2022, alors qu’il s’agissait auparavant du cinquième pays de destination hors Europe.
Par ailleurs, dans le cadre d’Erasmus +, un travail spécifique est mené en direction des personnes en situation d’exil, à travers des projets comme Agile, porté par l’Université Paris 8, qui vise à renforcer la résilience des étudiants.
Guillaume Tronchet : La vie universitaire et scientifique a toujours été dépendante des équilibres géopolitiques, car elle repose par nature sur la circulation des idées et des personnes. L’histoire de l’ESR Enseignement supérieur et recherche montre d’ailleurs que ces contextes peuvent aussi bien favoriser que freiner des programmes, que ce soit le programme Fulbright, né après la Seconde Guerre mondiale, ou plus récemment Erasmus + après la guerre froide. À l’inverse, l’apartheid en Afrique du Sud a entraîné des situations d’isolement scientifique. Ce que nous vivons aujourd’hui n’est donc pas inédit, mais prend une visibilité nouvelle.
L’enseignement supérieur et la recherche ne sont pas un sanctuaire »Après la fin de la guerre froide, la mobilité académique s’est en quelque sorte « culturalisée ». Or, le contexte actuel, marqué par de nouvelles rivalités, redonne à cette mobilité une dimension très politique — comme cela s’est manifesté avec la guerre en Ukraine ou dans les débats autour de l’influence des États sur la recherche.
La seconde raison de cette prise de conscience, c’est que ces logiques politiques affectent désormais des dispositifs que l’on pensait protégés, comme certains programmes d’échange, ou la liberté académique, dont les atteintes peuvent fragiliser les partenariats sur le long terme.
L’enseignement supérieur et la recherche ne sont pas un sanctuaire : c’est un terrain d’expression, mais cela peut aussi devenir un levier stratégique. Dans ce contexte, les recompositions géopolitiques peuvent redessiner la carte mondiale de la coopération académique.
Quels risques et opportunités voyez-vous pour les établissements français ?
Nelly Fesseau : Ce qui caractérise notre période, c’est la nécessité pour les institutions de faire preuve d’une forte capacité d’adaptation face à un contexte international mouvant. Cela représente à la fois un risque et une opportunité. On le voit actuellement avec ce qui se passe aux États-Unis. Pour l’Europe, cela peut être l’occasion de mettre en avant les valeurs fondamentales de l’Union européenne : le respect de l’État de droit, l’égalité, la liberté et la démocratie. Ce sont des principes que nous défendons avec conviction, et qui prennent encore plus d’importance en période de crise.
Aujourd’hui, la France accueille environ 6 000 étudiants américains, et l’Europe en compte 130 000. Ce sont des chiffres loin d’être négligeables. Dans ce contexte, l’initiative Choose Europe for Science, lancée le 05/05/2025 par Emmanuel Macron
Président de la République @ Présidence de la République (Élysée)
et Ursula von der Leyen
Présidente réélue en juillet 2024 @ Commission européenne
, s’inscrit pleinement dans cette dynamique.
En parallèle, certaines universités françaises mettent en place des programmes spécifiques : AMU Aix-Marseille Université a par exemple mobilisé un budget de 15 M€ sur trois ans, et a reçu plus de 300 candidatures en très peu de temps pour l’accueil de chercheurs américains. D’autres pays européens développent également des dispositifs similaires.
Nous ne sommes pas ici dans une situation de guerre ou de tensions internationales au sens classique, mais bien face à une décision politique nationale qui peut avoir des répercussions majeures pour la France et pour l’Europe.
Réalisations et défis de la diplomatie universitaire
Que recouvre selon vous le terme de diplomatie universitaire, et à quoi identifiez-vous son réveil ?
Guillaume Tronchet : Les valeurs fondamentales qui fondent la coopération scientifique sont au cœur de ce que doit être la diplomatie universitaire. C’est un concept que j’ai commencé à théoriser au milieu des années 2000, à une époque où l’on en parlait encore très peu.
La question de l’autonomie du monde universitaire en filigrane »À l’origine, cela désignait l’ensemble des stratégies d’internationalisation de l’ESR. Ma thèse portait justement sur l’émergence, à la fin du 19e siècle, d’une diplomatie universitaire autonome, portée directement par les établissements.
Au cours du 20e siècle, ce champ est devenu un véritable enjeu d’influence au sein même de l’État. Une question centrale s’est alors posée — et reste toujours d’actualité : qui doit piloter la politique internationale des établissements d’enseignement supérieur ? Est-ce une compétence qui doit s’inscrire dans les politiques d’influence du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, ou relève-t-elle de l’autonomie des établissements ?
En filigrane, il s’agit bien de la question de l’autonomie du monde universitaire. Et en période de tensions internationales, lorsque les repères se brouillent, on voit apparaître des logiques imposées de l’extérieur, auxquelles certains acteurs doivent s’adapter. Cela comporte des risques, comme des pressions sur certains champs disciplinaires. Mais cela peut aussi ouvrir des opportunités : à travers des initiatives comme Choose France, à condition bien sûr d’en avoir les moyens.
Enfin, dans certains contextes de crise, cette diplomatie universitaire peut également servir à maintenir des liens académiques là où tout autre dialogue devient difficile.
Le rôle des établissements d’enseignement supérieur et notamment les universités est-il de devenir des acteurs à part entière de la diplomatie ? Et si oui, comment ?
Nelly Fesseau : Par nature, les établissements d’enseignement supérieur et de recherche sont des acteurs du soft power. Ils participent pleinement aux politiques d’influence et de rayonnement, que ce soit à l’échelle d’un pays ou, dans le cadre d’Erasmus +, à celle de l’Union européenne. À travers leurs partenariats, les mobilités étudiantes et enseignantes, les projets pédagogiques communs ou encore l’implication du monde de l’entreprise — Erasmus + permet par exemple de financer des stages partout dans le monde —, ils contribuent à diffuser les valeurs que nous avons évoquées : respect, liberté, coopération, ouverture.
Les alliances d’universités européennes en sont un bon exemple, puisqu’elles pourraient à terme aboutir à un véritable diplôme européen. Ce serait là une pierre essentielle dans la consolidation d’un soft power européen.
Guillaume Tronchet : Les établissements de l’ESR ne sont certes pas des acteurs diplomatiques au sens classique, mais ils sont devenus des acteurs incontournables de l’influence internationale. Et, dans certains contextes, ils peuvent même être pris dans des logiques de hard power, notamment lorsqu’ils sont directement concernés par des décisions d’embargo.
Toute la complexité réside dans leur capacité à articuler ces différentes dimensions : il leur faut continuer à porter une voix autonome, à s’inscrire dans des dynamiques nationales et transnationales — en participant par exemple à des réseaux internationaux sur l’intelligence artificielle ou le développement durable —, tout en dialoguant avec les acteurs diplomatiques. L’essentiel, pour les établissements, est de trouver leur juste place dans ces espaces et d’y faire valoir leur plus-value.
Le rôle des agences nationales comme Erasmus + France ou Campus France est-il de les accompagner dans cette stratégie ?
Nelly Fesseau : En matière d’outils d’influence, le programme Erasmus + joue un rôle clé. Il met en œuvre quatre grandes priorités : l’inclusion, la citoyenneté européenne, la transformation numérique et le développement durable et la responsabilité sociétale. Ce n’était pas le cas avant 2020 et c’est un vrai changement. À travers la mobilité étudiante et les partenariats noués, ces priorités deviennent de véritables vecteurs de politiques publiques européennes.
Lorsque l’on échange avec les étudiants, on mesure combien ces enjeux sont fondamentaux. C’est aussi une façon de rapprocher l’Union européenne de ses citoyens. Les actions Jean Monnet jouent aussi un rôle essentiel dans le renforcement de cette citoyenneté.
Guillaume Tronchet : Les agences, qu’elles soient nationales ou intergouvernementales, ont un rôle essentiel et qui s’est historiquement renforcé. Elles remplissent trois fonctions principales :
- Un rôle normatif, en contribuant à définir les standards de la mobilité internationale, alignés sur les critères professionnels et académiques du monde universitaire ;
- Un rôle de coordination, en assurant la cohérence entre les différents acteurs — opérateurs locaux, nationaux, ou à l’échelle continentale — pour éviter l’éclatement en petites entités dispersées ;
- Un rôle intellectuel et culturel, en promouvant les valeurs fondamentales de l’Union européenne, en favorisant leur diffusion et leur essaimage, que ce soit dans les discussions institutionnelles ou à travers des actions de sensibilisation auprès des jeunes générations.
Les alliances universitaires européennes financées par le programme Erasmus + peuvent-elles constituer un autre modèle ?
Nelly Fesseau : Sept ans après le lancement de cette initiative, le résultat est aujourd’hui exceptionnel : 65 établissements français sont engagés dans les 65 alliances universitaires européennes. On observe une augmentation de 448 % des mobilités étudiantes dans ces établissements, et une hausse de 208 % des mobilités pour les personnels sur les trois premières années de création des alliances sélectionnées en 2019-2020 [1]. Cela contribue à remodeler en profondeur le paysage universitaire.
Guillaume Tronchet : Il y a, selon moi, deux manières d’appréhender cette nouvelle dynamique :
- La première consiste à la voir comme une étape supplémentaire dans le processus amorcé par l’Espace européen de l’enseignement supérieur pour renforcer la visibilité de l’enseignement supérieur et de la recherche européens, notamment par le développement des mobilités. Dans cette optique, les alliances jouent un rôle d’accélérateur.
- La seconde lecture, plus géopolitique, s’inscrit dans le contexte d’une compétition internationale de plus en plus intense. Les universités européennes ont alors vocation à créer une nouvelle polarité sur la carte mondiale de l’enseignement supérieur et de la recherche, capable de dialoguer avec les modèles dominants — anglo-saxons ou asiatiques. L’Europe en a les moyens, car elle demeure la première destination mondiale en matière de mobilités.
Mais une autre question se pose alors : cette dynamique restera-t-elle une simple forme d’harmonisation dans la continuité de l’existant, ou bien pourra-t-elle véritablement innover et proposer un modèle alternatif, porteur d’un nouvel imaginaire universitaire européen ? Est-ce une nouvelle étape ou un véritable tournant ? C’est tout l’intérêt de disposer d’outils de réflexion et d’analyse comme le JIM (Journal of International Mobility), qui réunit chercheurs et praticiens pour mieux comprendre les enjeux en cours.
Le réveil des diplomaties universitaires, thème du prochain Journal of International Mobility
Le réveil des diplomaties universitaires est aussi le thème du prochain Journal of International Mobility, coordonné par Guillaume Tronchet, avec Marion Vieu (AMU) et Thomas Perrin (Université de Lille) en lien avec l’Agence Erasmus + et le comité scientifique du JIM, et qui sera publié à l’automne 2025.
Lancée en octobre 2013, cette revue pluridisciplinaire, à comité de sélection, se dédie aux questions inhérentes aux mobilités internationales d’éducation et de formation en Europe et dans le monde. Elle couvre les secteurs de l’enseignement scolaire, l’enseignement et la formation professionnels, l’enseignement supérieur et l’éducation des adultes.
La revue est éditée par l’Agence Erasmus + France/Éducation Formation en partenariat avec les Presses Universitaires de France. Les articles sont disponibles en Open Access sur la plateforme Cairn.info.
Quel est le principal défi pour cette diplomatie universitaire ?
Nelly Fesseau : Que ce soit pour l’agence ou les porteurs de projets, l’enjeu est de savoir s’adapter et innover. Les formes que prennent les mobilités évoluent constamment : il y a quelques années encore, on n’imaginait pas pouvoir concilier mobilité physique et mobilité hybride.
Impliquer toujours plus d’acteurs »Aujourd’hui, avec des outils comme l’intelligence artificielle, de nouvelles modalités apparaissent, et de nouvelles questions émergent : quelles sont les approches pédagogiques à privilégier ? Comment impliquer toujours plus d’acteurs — étudiants, enseignants, mais aussi personnels administratifs — pour faire de la mobilité un véritable levier d’internationalisation, mais aussi d’engagement ?
Guillaume Tronchet : À ce sujet, quatre éléments me paraissent essentiels :
- La nécessité pour les États et les acteurs institutionnels de reconnaître la spécificité de la sphère académique. Et ce alors que les enjeux de l’ESR ne se superposent pas toujours facilement avec les logiques migratoires ou économiques.
- Faire confiance aux acteurs de l’ESR dans l’identification des coopérations internationales les plus pertinentes.
- Renforcer la coopération interministérielle, qui est un élément clé pour assurer la cohérence des politiques d’internationalisation.
- Promouvoir un espace de coopération internationale, qui ne soit pas pensé uniquement sous l’angle de l’affrontement ou de la rivalité géopolitique, mais comme un lieu de construction collective. C’est aussi cela, la diplomatie universitaire.

Guillaume Tronchet
Igésr @ Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (Igésr)
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Parcours
Délégué général de la fondation nationale
Directeur du programme ANR GlobalYouth
Conseiller référendaire en service extraordinaire
Chargé d’enseignement
Chercheur associé
Chargé d’enseignement
Conseiller auprès du directeur
Chargé d’enseignement
Directeur adjoint du cycle pluridisciplinaire d’études supérieures
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Maître de conférence
Professeur agrégé d’histoire
Établissement & diplôme
Doctorat en histoire
Licence et master d’histoire
Agrégation d’histoire
Fiche n° 15638, créée le 29/01/2016 à 16:55 - MàJ le 30/06/2025 à 15:56
Nelly Fesseau
Directrice @ Agence Erasmus+ France (Agence Erasmus+ France)
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Parcours
Inspectrice générale de 2e classe
Experte en charge de l’encadrement supérieur
Secrétaire générale
Directrice adjointe, chargée de la formation permanente
Directrice adjointe
Chef de la mission du contrôle de gestion ministériel
Directrice adjointe en charge des finances et du jurdique
Directrice
Chargée de mission auprès de la présidence
Établissement & diplôme
Cycle interministériel de management de l’Etat
Diplôme de master management et gestion publique
Fiche n° 4423, créée le 09/06/2014 à 11:33 - MàJ le 30/06/2025 à 15:56
Agence Erasmus+ France (Agence Erasmus+ France)
Catégorie : Établissements publics
Adresse du siège
9 rue des GaminsCS 71965
33088 Bordeaux Cedex France
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Fiche n° 1936, créée le 05/05/2014 à 12:26 - MàJ le 30/06/2025 à 15:56
[1] Source : rapport de la CE, Outcomes and transformational potential of the European Universities initiative.