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Sciences Po : dialogue avec Stanford et LSE perturbé par des étudiants sur Gaza ; réaction de L. Vassy

News Tank Éducation & Recherche - Paris - Actualité n°395053 - Publié le
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©  Clara Dufour / Sciences Po
©  Clara Dufour / Sciences Po

« Si l’institution elle-même prend position sur un sujet, cela aura inévitablement pour effet de restreindre la liberté de ceux qui ne partagent pas cette position, les rendant moins à l’aise pour exprimer leurs idées, pour les confronter, alors que c’est précisément ce dont nous avons besoin au sein de l’université », déclare Larry Kramer, président de la London School of Economics, le 10/04/2025.

Il était invité par Sciences Po Paris, avec d’autres partenaires internationaux de l’école, parmi lesquels Stanford University (États-Unis), University of Montreal (Canada), Central European University (Autriche) et Hertie School of Governance (Allemagne), à s’exprimer sur la question du positionnement institutionnel des universités ainsi que d’autres questions liées à l’avenir de l’enseignement supérieur.

Le dialogue prévu n’a pu se tenir qu’en partie. L’événement a en effet été interrompu plusieurs fois par un collectif d’étudiants en soutien à la Palestine. Ces derniers ont préparé pour chaque institution présente un discours dénonçant le positionnement de celles-ci face au conflit à Gaza.

« Venir interrompre un événement parce que vous pensez que votre cause est plus importante est profondément problématique. Cela affaiblit l’institution. Cela donne l’impression, pour ceux qui observent de l’extérieur, que nous ne respectons pas les règles fondamentales que nous prétendons défendre : si un professeur doit quitter son amphithéâtre sous la pression, si une seule voix impose ses vues aux autres, alors nous ne respectons pas les principes de la liberté académique et de la liberté d’expression qui nous définissent », réagit Luis Vassy, président de Sciences Po Paris, présent à la table ronde.


Les critiques des étudiants envers Sciences Po Paris ; la réponse de Luis Vassy

Le texte à charge contre Sciences Po lu par un étudiant

Un étudiant prend la parole dans l’amphithéâtre Émile Boutmy de Sciences Po Paris, en préambule à la prise de parole de Luis Vassy : « À Sciences Po, nous dénonçons l’absence de réponse ou plutôt la réponse insuffisante face au génocide en cours à Gaza, perpétré par Israël. Nous accusons Sciences Po de promouvoir des valeurs humanitaires uniquement lorsqu’elles servent un récit politique. »

« Rappelons-nous qu’après l’invasion de l’Ukraine, Sciences Po avait immédiatement affiché son soutien aux étudiants et chercheurs fuyant le conflit. Nous avions applaudi ces mesures à l’époque. Mais pourquoi, alors, rien pour Gaza ? Nous accusons Sciences Po de complicité pour son silence, son manque d’indignation morale, et pour ses partenariats maintenus avec des institutions israéliennes soutenant cette oppression. »

« Nous accusons également l’enseignement que nous recevons ici : les droits humains, la diplomatie, les principes politiques - tout cela devient vide de sens face à votre inaction. Sciences Po sombre dans l’histoire en tentant de faire taire les voix palestiniennes, en criminalisant, en plaçant sous surveillance, en expulsant et en déshumanisant les étudiants solidaires. Votre neutralité face à ce génocide n’est pas de la neutralité ».

La prise de parole de cet étudiant est suivie par une reprise en chœur par un collectif d’étudiants présents dans l’amphithéâtre du slogan : « les vies palestiniennes comptent ! »

La réponse de Luis Vassy

« Je ressens beaucoup de tristesse face à ce qui vient de se produire. Je tiens aussi à préciser que ce n’est pas ainsi que fonctionne normalement notre campus : c’est un lieu où l’on peut débattre, discuter et échanger des idées de manière libre et ouverte », réagit Luis Vassy.

« Je viens d’un milieu très modeste, et je peux vous dire que là d’où je viens, quand les gens vous regardent, ils vous voient comme ultra-privilégiés. Ce qu’ils voient aujourd’hui, ce sont des étudiants qui détruisent le privilège d’être dans un endroit où des milliers d’autres aimeraient être », poursuit-il en soulignant le fait que Sciences Po a reçu 9 300 candidatures en bachelor en 2025.

Il relève que :

  • « le groupe étudiant qui organise le plus d’événements à Sciences Po après le Parlement étudiant et Association de Sciences Po pour l’Afrique c’est SJP (Students for Justice in Palestine) ;
  • Sciences Po a accueilli l’ambassadrice de Palestine à un événement étudiant sur le campus de Reims ;
  • un seul événement a été annulé, après que les tribunaux ont validé cette décision, parce que l’intervenante [Rima Hassan, députée européenne] avait appelé publiquement à ce que les étudiants se soulèvent ».

« Je sais que vous pensez être courageux, mais vous ne l’êtes pas. Vous utilisez les protections que cette institution offre à tout le monde, mais vous les détournez pour imposer votre propre point de vue et empêcher les autres d’exprimer un autre point de vue », conclut-il.

Un consensus sur la logique de retenue institutionnelle

La neutralité de l’institution comme réponse face aux étudiants

« Et si, moi, je pensais exactement l’inverse de vous ? Et si je décidais que la position de mon université était qu’Israël a raison dans ce conflit ? Aimeriez-vous cette idée ? » répond Daniel Jutras, recteur de University of Montréal, aux étudiants qui l’ont interpellé.

Selon lui, il faut « créer un espace dans lequel toutes les opinions peuvent être exprimées, y compris celle que vous venez d’exprimer. Vous devez permettre à la conversation d’avoir lieu sans imposer une vision institutionnelle unique. C’est cela la logique de retenue institutionnelle ».

« Nous comprenons votre détresse, ainsi que celle de vos camarades dans d’autres universités. Les personnes ici, sur cette scène, ne sont pas non plus insensibles à la gravité de ce que vous soulevez. Ce que nous essayons d’aborder ici, c’est comment une institution universitaire, pour permettre ce genre de débat, doit réfléchir à ses principes de positionnement institutionnel tout en préservant l’espace précieux de débat aujourd’hui en danger dans de nombreuses parties du monde », dit Jeremy Perelman, directeur des affaires internationales de Sciences Po et animateur de la table ronde, s’adressant aux étudiants.

Protéger la pluralité des opinions au sein de l’institution

Daniel Jutras commente la doctrine de Sciences Po sur ses prises de position institutionnelles, adoptées par l’école en CA Conseil d’administration le 18/03/2025 : « La proposition formulée par Sciences Po est à la fois opportune et utile pour d’autres universités, en ce qu’elle nous fait réfléchir à ce que signifie vraiment une prise de position institutionnelle et à la manière de structurer une certaine forme d’abstention institutionnelle ».

« C’est utile aussi pour les membres de la communauté qui pourraient être en désaccord, car si les dirigeants d’une université s’expriment librement en utilisant le capital symbolique de l’institution pour défendre des positions contestées, alors la communauté universitaire, elle-même, y perd », ajoute-t-il.

Il est d’accord avec « le principe fondamental de limiter les prises de position à deux domaines :

  • la défense de la liberté académique ;
  • la défense de la mission universitaire ».

D’après Larry Kramer, « l’université ne doit pas prendre position, afin de protéger la liberté de chacun en son sein de le faire ».

Il pense que c’est important pour la formation des étudiants : « Quelles que soient leurs opinions, lorsqu’ils quitteront l’université, ils seront confrontés à des idées opposées aux leurs. Une part essentielle de notre mission est de les y préparer. Nous ne pouvons pas le faire si nous les mettons sous cloche ou si nous réduisons la diversité des échanges intellectuels sur le campus ».

Jennifer Martinez, provost de Stanford University, indique que son université a adopté « une position claire sur la question des déclarations institutionnelles. L’université ne doit pas prendre position sur les questions politiques ou sociales ».

D’après elle, « la mission de création et de transmission du savoir exige :

  • que nous permettions l’expression d’une très large gamme d’opinions ;
  • que nous évitions d’imposer une orthodoxie institutionnelle. »

Elle remarque que « l’histoire longue de la recherche scientifique montre que les idées nouvelles, celles qui finissent par s’imposer, ont souvent d’abord été considérées comme hérétiques ou contraires à l’orthodoxie. Réprimer des idées freine le progrès scientifique et le développement de la connaissance ».

Comment protéger les libertés académiques

Les libertés académiques menacées (Shalini Randeria, CEU Central european university )

« Nous avons dû déménager à cause de ce que représente une université qui pratique la liberté académique et qui forme des esprits critiques », témoigne Shalini Randeria, recteur de la Central European University, forcée de quitter Budapest en 2017, désormais installée à Vienne.

« Nous avons perdu notre recours contre le gouvernement hongrois devant la Cour constitutionnelle de Hongrie, mais nous avons gagné cinq ans plus tard devant la Cour de Justice de l’Union européenne. Pourquoi cette histoire est-elle importante ? Parce que ce n’est pas sur la base de la liberté académique que nous avons été protégés, mais en vertu de règles de l’OMC relatives à la liberté d’entreprise. Cela montre à quel point les protections juridiques de la liberté académique sont fragiles, même en Europe, même en droit international ».

Elle évoque également les dangers pesant sur les libertés des étudiants : « Il faut défendre non seulement la liberté d’entrer sur les campus, mais aussi la capacité des étudiants à faire de la recherche et à exprimer leurs opinions sans crainte pour leur sécurité, notamment pour les étudiants venant de pays autoritaires ».

Elle prend l’exemple d’un étudiant de la CEU emprisonné en Égypte pendant un an, condamné par un tribunal militaire « uniquement parce qu’il avait critiqué son gouvernement sur ses réseaux sociaux ».

« Faire comprendre la valeur des universités » (Cornelia Woll, Hertie School of Governance)

« L’une des missions des universités est la production et la transmission du savoir. Je crois que c’est l’un des plus beaux métiers : produire et transmettre du savoir, former des étudiants. Mais, je suis frappée récemment par une question : pourquoi tant de gens détestent-ils les universités aujourd’hui ? », déclare Cornelia Woll, présidente d’Hertie School of Governance.

« Des gouvernements dans le monde détestent les universités, au point de vouloir les expulser, comme cela est arrivé à la CEU. Pourquoi ce rejet ? Parce que ce que nous produisons, la connaissance et l’éducation, est extrêmement précieux : c’est un actif stratégique pour toute société ».

C’est pourquoi « tout le monde veut avoir son mot à dire sur le contenu de ce que nous enseignons et produisons :

  • en tant qu’étudiants, vous avez votre opinion sur la Palestine ;
  • le gouvernement Trump a aussi eu son opinion sur les universités et ce qu’elles devaient enseigner ».

D’après Cornelia Woll, « ce que les universités doivent protéger, c’est la méthode :

  • Comment produit-on du savoir ?
  • Comment établit-on des faits partagés ?
  • Comment construit-on un dialogue scientifique dans le respect mutuel ?  »

« Nous devons faire comprendre la valeur des universités comme productrices de savoir et de ressources humaines précieuses. Car si l’on détruit ces actifs intellectuels dans un pays, d’autres pays viendront les récupérer. Cela s’est produit dans l’histoire, l’Allemagne nazie, par exemple, a détruit un immense capital intellectuel. Si aujourd’hui des scientifiques ne peuvent plus exercer librement aux États-Unis, en Turquie, en Hongrie, ou ailleurs, d’autres nations accueilleront ce savoir et en bénéficieront ».

Sciences Po Paris (IEP Paris)

Catégorie : Écoles spécialisées


Adresse du siège

27, rue Saint Guillaume
75007 Paris France


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Fiche n° 2221, créée le 25/06/2014 à 11:09 - MàJ le 11/04/2025 à 18:18


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©  Clara Dufour / Sciences Po
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