« Le rapport Draghi ou l’étrange défaite de l’innovation européenne ? » (Jean-Baptiste Hennequin)
« L’omission du facteur culturel et historique par Mario Draghi n’enlève rien à la pertinence de ses propositions, dont la mise en œuvre nécessitera courage et détermination. Elle ne semble pas, du moins pas encore, à l’ordre du jour. Mais nos dirigeants ne pourront dire qu’ils ne savaient pas », écrit Jean-Baptiste Hennequin, directeur du fonds physique pour la médecine de demain, dans une tribune pour News Tank, le 08/01/2025.
Il revient sur le rapport de Mario Draghi sur l’avenir de la compétitivité européenne, publié le 09/09/2024.
« Quiconque a lu cette somme de 380 pages sera frappé par l’extrême gravité de l’analyse qu’il dresse. Cependant, je ne suis toujours pas revenu de ma surprise quant au mutisme observé par nos dirigeants académiques comme industriels à l’égard de ce document qui pourtant les interpelle », poursuit Jean-Baptiste Hennequin.
« S’il propose des solutions, le rapport n’évoque pas les conditions politiques qui permettront leur mise en œuvre, et ne formule pas non plus d’explications sur les phénomènes culturels à l’œuvre dans le déclin européen », estime-t-il.
Le rapport de Mario Draghi : une analyse d’une extrême gravité
Comme « l’étrange défaite » de Marc Bloch, le rapport remis par Mario Draghi sur le futur de la compétitivité européenne [1] subira sans doute un destin similaire : enterré [2] puis exhumé des années plus tard. L’entrée au Panthéon de Marc Bloch, annoncée par le président de la République en novembre 2024, ne fera que constater, a posteriori, la célébration d’un cri ignoré de tous ceux qui auraient pu et dû l’entendre.
Il reste à espérer que les décideurs de demain reliront le rapport de Mario Draghi, non pour ses qualités littéraires, mais pour y puiser un optimisme paradoxal. En effet, quiconque a lu cette somme de 380 pages sera frappé par l’extrême gravité de l’analyse qu’il dresse.
Le mutisme observé par nos dirigeants académiques comme industriels »Le paradoxe évoqué précédemment réside dans le fait que le diagnostic porté ne se résout pas à désigner la maladie, il propose des remèdes audacieux pour la combattre. Il se range, non dans la catégorie des mille théories contemporaines de l’effondrement, mais formule des recommandations pour redonner espoir en l’Europe. Une Europe qui pourrait faire beaucoup mieux encore que de « réglementer le monde », selon l’intitulé du livre d’Anu Bradford.
Cependant, je ne suis toujours pas revenu de ma surprise quant au mutisme observé par nos dirigeants académiques comme industriels à l’égard de ce document qui, pourtant, les interpelle.
Pour les premiers, l’avenir des universités figure pourtant au premier rang de ses préoccupations, puisqu’il y est écrit que la croissance économique procédera de la science et de ses innovations, de la qualité de l’éducation et de la transmission des savoirs.
Or, hormis un débat organisé en novembre 2024 au Collège de France avec Philippe Aghion, le président de la République et Mario Draghi, accompagné de quelques brèves de presse, un silence assourdissant domine, à la façon d’un bruit de fond, formé de déni et d’impuissance.
Les raisons de ce silence s’expliquent par une clef d’analyse, oubliée par le rapport, qui sous-estime le facteur historique et culturel. Je propose ici d’en dresser une explication, personnelle et subjective, qui portera sur ce point, après avoir rappelé les alarmes et les solutions dressées par le rapport.
Les alarmes : la relégation économique, technologique et le déclassement scientifique européen
Démographie, productivité et croissance
Le message de Mario Draghi ne consiste pas à affirmer que l’Europe court vers le désastre : elle s’y trouve déjà. L’écart de richesse entre l’Europe et les États-Unis a doublé en moins vingt ans, passant de 15 à 30 %.
Dans la mesure où la démographie européenne diminuera dès 2030, à hauteur de 2 millions d’habitants par an, l’Europe ne pourra retrouver un chemin de croissance sans un surcroit de productivité ; c’est-à-dire en misant sur les secteurs d’avenir, faisant appel à un effort de long terme s’appuyant sur la science, l’éducation et la formation, porté par les universités et centres de recherche européens.
Or l’Europe est distancée dans tous les domaines économiques d’avenir. Les mots employés pour qualifier ce déclassement, rarement relayés par les médias, dénotent par leur âpreté : « faute d’action, nous aurons à compromettre soit notre bien-être soit notre liberté », « la procrastination ne produit pas le consensus, mais […] le contraire » [3].
En d’autres termes, la démocratie européenne est mise en péril par une spirale du déclin économique, scientifique et technologique.
Outre des analyses et propositions sectorielles (énergie, intelligence artificielle, développement durable, industrie pharmaceutique) qui ne sont pas commentées ici, le rapport met l’accent sur les symptômes de cette crise.
Excellence scientifique et valorisation de la recherche : de piètres performances
Si le système universitaire européen est jugé solide, le rapport Draghi souligne néanmoins que ses résultats globaux sont moyens dans de nombreux domaines, mais rarement très bons. Le nombre d’universités atteignant l’excellence scientifique est insuffisant.
Le rapport, citant le classement en volume de publications dans les meilleures revues scientifiques, indique que trois universités européennes figurent dans les 50 premières du classement, contre respectivement 21 pour les États-Unis et 15 pour la Chine [4].
L’industrialisation et la commercialisation des travaux issus de la recherche publique font elles aussi défaut.
- Alors que l’Europe représente 17 % des dépôts de brevet dans le monde (contre 21 et 25 % pour les États-Unis et la Chine) en 2021, seulement un tiers des brevets produit par la recherche publique est exploité.
- Sur les cinquante champions mondiaux en technologies, trois sont européens.
- Une licorne sur trois créée ces vingt dernières années se délocalise aux États-Unis.
- Des six géants technologiques créés depuis vingt ans dépassant le trillion de capitalisation boursière, aucun n’est européen.
Les raisons du déclin : normes, suradministration, sous-investissement
L’inflation normative
L’inflation normative ne s’est jamais aussi bien portée : 5 500 textes furent produits aux États-Unis ces cinq dernières années contre 13 000 en Europe, en plus des législations nationales. Rappelons que 350 000 articles de lois et règlements sont en vigueur en France [5].
L’Union et les États membres cumulent 100 lois dans le domaine de la technologie et 270 régulateurs.
Il n’existe pas de politique d’innovation ou d’enseignement supérieur et de recherche en un seul pays, mais 27. Les outils censés encadrer, stimuler ou faciliter l’innovation, sont dupliqués, y compris à l’échelle de l’Union, générant des déperditions d’énergie et des coûts structurels prohibitifs, compliquant l’innovation au lieu de la simplifier.
Le sous-investissement
Parmi les facteurs de ces mauvais résultats, outre l’organisation institutionnelle courtelinesque du soutien à la recherche et à l’innovation, le rapport pointe l’insuffisance de financements publics comme privés, égratignant au passage les dirigeants industriels européens.
Les entreprises communautaires investissent en effet deux fois moins dans la recherche et le développement que leurs homologues américaines.
Du côté des financements publics, le budget Pathfinder de l’EIC European innovation council est doté de 256 M€ à comparer aux 6 Md$ (5,8 Md€) des agences Darpa Defense advanced research projects agency et Arpa Agence de projets de recherche avancée américaine .
Que faire ?
Mario Draghi ne propose rien moins que d’engager un emprunt de 800 Md€ pour financer les technologies d’avenir en redoublant l’effort mené auprès des universités, avec le doublement du budget de l'ERC
European Research Council
, la création d’un ERC destiné aux institutions académiques d’excellence, s’inspirant des Labex
Laboratoire d’Excellence
français, présentés en modèles, ou encore la mise en place d’un brevet européen et d’un statut de jeune entreprise innovante.
Mais s’il propose des solutions, le rapport n’évoque pas les conditions politiques qui permettront leur mise en œuvre, et ne formule pas non plus d’explication sur les phénomènes culturels à l’œuvre dans le déclin européen.
Le déni des cultures, le non-dit du rapport Draghi
La sous-estimation de l’histoire et des cultures, tout particulièrement dans le champ académique, constitue une des limites du rapport Draghi, à propos desquelles je formulerai une explication politiquement incorrecte.
En effet, la production de normes et la multiplication des structures possèdent une origine historique. Elle a consisté à offrir des positions en contrepartie d’une allégeance à l’Église et à l’État, ce qui engendre des tensions entre liberté académique et suivisme des dogmes officiels.
Cette tendance puise ses origines dans des sources historiques pluriséculaires, où les universités d’Europe ont oscillé entre indépendance et soumission vis-à-vis de l’Église puis de l’État.
En France, la dichotomie grandes écoles/universités a longtemps puisé sa source dans cette tension. Le rapport des universités au pouvoir central, en France comme en Europe, apparaît ainsi divers et hétérodoxe, tout comme le rapport des divers peuples européens aux États (fédéralisme, centralisme, monarchies constitutionnelles).
Ces relations sont radicalement distinctes du modèle culturel américain, pays auquel les dirigeants politiques nationaux se réfèrent constamment, imitant leur vocabulaire globish et vantant leurs structures, le plus souvent à tort (mise en place de « tenure track », création d’une « Darpa européenne », etc.).
L’amoncellement des structures au sein du système universitaire comme d’innovation se nourrit donc d’une tendance historique et sociologique de fond, distinguant l’Europe des États-Unis. En effet, ni les modalités de financement des universités américaines, ni la formation, ni le rapport au risque n’y sont comparables.
Une organisation de l'Esri Enseignement supérieur, recherche et innovation à bout de souffle
Le financement public reste omniprésent en France, rendant l’autonomie des universités plus juridique que réelle, au moyen d’une gouvernance intriquée.
Le culte du « beau papier » et la « peur de mécontenter un puissant d’aujourd’hui et de demain »[6] pourrait ainsi caractériser les limites actuelles de l’organisation de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, littéralement à bout de souffle.
Supprimer des échelons de ce système devra passer par le courage, aussi bien au niveau national qu’européen. L’impécuniosité financière publique pourrait obliger à mener les réformes indispensables dans la douleur en supprimant les couches administratives et les opérateurs inutiles.
La mode de l’« appel à projets », lancée au début des années 2000, est parvenue elle aussi en bout de course. De nombreux chercheurs ont saisi que la recherche de financements, par le biais des réponses à des appels à projets, constituait un levier dans la compétition pour le pouvoir.
La liberté de chercher, en France, dans un contexte de paupérisation croissante de la condition du scientifique, pâtit de cet excès. Nombre de docteurs n’envisagent plus le sacrifice matériel d’une carrière scientifique, sans la liberté constituant son corollaire.
Nombre de chercheurs ont dû opter, par choix ou contrainte, d’administrer plutôt que de chercher, au sein des services universitaires, décrits par 106 articles du code de l’éducation [7].
Le plan Juppé-Rocard contaminé par la bureaucratie
Le rapport Draghi n’évoque pas la crise des vocations qui sévit au sein des jeunes générations de chercheurs.
Il ne traite pas non plus les raisons du manque d’inventivité des élites économiques du secteur privé en Europe, à l’appui de son analyse.
Le rapport se réfère de manière indirecte au plan Juppé-Rocard, qui a donné en France naissance aux programmes d’investissement d’avenir. Mais il ne tire pas la leçon de la lente contamination bureaucratique de ce programme, pourtant bien conçu, par toutes sortes de travers structurels (effets de mode politique, lubies interministérielles, mainmise des opérateurs et des experts, délais d’instruction à rallonge).
En 2009, il y était écrit :
« Il y a deux façons de mal préparer l’avenir : accumuler les dettes pour financer les dépenses courantes ; mais aussi, et peut-être surtout, oublier d’investir dans les domaines moteurs. »
En dégageant 35 Md€ pour financer les premiers Idex, Labex, Equipex Equipement d’excellence , le plan ouvrit une période majeure pour les universités.
Cependant, 16 ans après cet élan salvateur, l’autonomie des universités, couplée aux financements sur projet, a aussi participé d’une bureaucratisation accrue, caractérisée par l’inflation d’appels, de normes, de structures et d’expertises, aspirant des ressources improductives au détriment des conditions de vie et de succès des chercheurs et de leurs innovations.
L’omission du facteur culturel et historique par Mario Draghi n’enlève rien à la pertinence de ses propositions, dont la mise en œuvre nécessitera courage et détermination. Elle ne semble pas, du moins pas encore, à l’ordre du jour.
Mais nos dirigeants ne pourront dire qu’ils ne savaient pas.
Marc Bloch écrivit :
« Nous venons de subir une incroyable défaite. À qui la faute ? Au régime parlementaire, à la troupe, aux Anglais, à la cinquième colonne, répondent nos généraux. À tout le monde, en somme, sauf à eux. »
[1] Le futur de la compétitivité européenne
[2]Le manuscrit de l’étrange défaite fut enterré dans un jardin en 1940.
[3] Traduction de l’auteur.
[4] P. 28
[5] Source indicateur de suivi de l’activité normative, Legifrance, février 2024
[6] Marc Bloch, l’étrange défaite
[7] Igésr, la place des composantes dans l’université, p. 14