L'« économie du savoir-être » impose de développer les compétences coopératives et sociales (Y. Algan)
« La France est un point singulier : sur les compétences coopératives et sociales, nous sommes le dernier des pays de l’OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
dans les enquêtes Pisa », déclare l’économiste Yann Algan
Doyen associé des programmes pré-expérience @ HEC Paris (Ecole des hautes études commerciales de Paris)
, professeur à HEC
École des hautes études commerciales
, dans un entretien à News Tank, le 18/10/2022. Il publiait en septembre 2022, « Économie du savoir-être » avec Élise Huillery (Université Paris-Dauphine).
Yann Algan souligne que « toutes les recherches montrent que le rendement de l’éducation a augmenté pour les compétences sociales : avoir des compétences cognitives ne suffit plus, car même si vous êtes ingénieur, vous êtes battu par une machine ou un ordinateur (…). Ce qui fait la différence, c’est votre capacité à manager, à emporter du consensus, à innover, à créer ».
Il plaide ainsi pour la formation des enseignants aux compétences socio-comportementales, à l’image du programme MotivAction lancé avec les académies de Paris et de Versailles.
« Ce n’est pas coûteux, c’est sans commune mesure avec le dédoublement des classes, et toutes les évaluations sur les coûts/bénéfices des compétences socio-comportementales ont un ratio bien meilleur. »
En effet, la formation aux compétences non-cognitives des enfants engendre des retombées économiques élevées, que chiffre Yann Algan dans un article* de l’Academic Economic Review. Pour News Tank, il retrace une expérience « exceptionnelle », conduite auprès de jeunes québécois en difficulté qui ont bénéficié d’un programme pour développer leurs compétences sociales.
Grâce à des données scolaires et fiscales, ils ont pu être suivis sur une période de 30 ans. Il en ressort que pour 1€ investi dans cette formation, cela rapporte au final 12€ à long terme.
Celui qui est aussi doyen associé des programmes pré-expérience estime que « toute école de l’enseignement supérieur doit aussi se poser ces questions ».
Une expérimentation randomisée sur des jeunes suivant des programmes de prévention
Vous avez publié en août 2022 dans l’Academic Economic Review un article* liant formation aux compétences socio-comportementales et insertion économique et sociale à long terme. Quelles sont les origines de ce travail ?
Cela a débuté par une rencontre avec Richard Tremblay, l’un des coauteurs, qui a obtenu l’équivalent du prix Nobel, le prix de Stockholm en criminologie en 2017.
Il a commencé sa carrière comme éducateur en prison et a travaillé dans les années 1970 sur des problématiques de violence, mettant en évidence la nécessité de mettre en place des programmes de prévention dès le plus jeune âge.
Il a lancé dans les années 1980 un programme destiné aux enfants les plus à risque de Montréal, qui décrochaient scolairement, se trouvaient dans des situations d’agressivité forte et avaient beaucoup de mal à bien interpréter les intentions des autres, car ils avaient été eux-même victimes de violences. Dit autrement, ils manquaient de ce qu’on appelle l’empathie, qui est la clef des relations sociales et de la coopération. Par exemple, s’ils se faisaient bousculer par inadvertance, ils le prenaient comme une agression.
Richard Tremblay a mis en place un suivi de 1 000 jeunes à Montréal via une expérimentation randomisée : certains enfants, tirés au sort, ont suivi un programme de renforcement de leurs capacités et d’autres, dans un groupe de contrôle, n’ont eu aucun accompagnement.
Nous avons pu tous les retrouver et reconstituer leurs parcours. »J’ai rencontré Richard par hasard dans le cadre de travaux pour France Stratégie et j’ai été impressionné par l’étude. Je lui ai dit qu’il fallait absolument en étudier l’impact économique à long terme. Mais, bien sûr, beaucoup des enfants suivis avaient disparu. Nous nous sommes alors tournés vers le ministère des finances québécois : un accord a permis que les services fiscaux fassent l’appariement entre les enfants des années 1980 et les données d’imposition 30 ans après. Nous avons ainsi pu tous les retrouver et reconstituer leurs parcours. C’est une grande nouveauté !
Quelles sont vos principales conclusions à partir de ces données et qu’apporte cette étude à la littérature scientifique ?
Les interventions dont ont bénéficié ces enfants ont un rendement social très élevé : ce sont des dépenses économisées en termes de redoublement, judiciaires, de santé, de dépenses sociales… C’est un des investissements les plus rentables pour une collectivité puisque pour 1€ investi dans cette formation, cela rapporte au final 12€ à long terme.
Nous relevons par exemple une baisse de 30 points de pourcentage de la probabilité d’avoir un casier judiciaire, une baisse également de 30 points du risque d’être dépendant d’allocations sociales ou de prestations de santé, une hausse de 20 points de celle d’être en emploi.
Développer les compétences sociales et pas uniquement cognitives »Il s’agit d’une expérience exceptionnelle parce qu’elle s’inscrit dans le long terme. La seule tentative comparable est celle de l’économiste James Heckman (prix Nobel 2000) sur le “Perry Preschool program”. Il est le premier à avoir démontré l’impact très fort d’intervenir très tôt en direction des enfants de familles défavorisées. Mais il manquait à son propos le contenu à mettre dans le programme et c’est ce que nous mettons en évidence : développer les compétences sociales et pas uniquement cognitives.
Parlons de ces compétences, que recouvrent-elles exactement ?
Elles sont essentielles.
- Les compétences comportementales se rapportent à votre perception de votre capacité à réussir : la persévérance, la confiance en soi, est-ce que mon intelligence est fixe et innée ou peut-elle se développer ?
- Les compétences sociales regroupent la capacité à coopérer, à travailler en groupes.
Revenons à l’expérience et à votre étude : en quoi consistait l’intervention dont ont bénéficié les enfants accompagnés ?
Il s’agissait de neuf séances par an, de l’âge de 7 à 9 ans, destinées à travailler sur leurs compétences sociales. C’était un programme très léger, qui visait à leur faire changer de tournure d’esprit.
Par exemple, en matière de capacité de persévérance et de réussite, si l’on demande “Êtes-vous intrinsèquement mauvais en maths ou est-ce que le cerveau est un muscle que l’on entraine ?”, la moitié des jeunes choisissent la première proposition. Mais le simple fait de leur projeter une courte vidéo montrant le développement du cerveau et sa capacité d’apprentissage les fait changer de perspective.
Autre exemple : un instructeur travaillait avec les enfants en tenant une balle dans la main et leur demandait d’obtenir celle-ci en utilisant n’importe quelle technique. Leur premier réflexe était alors de lui tordre la main ou de lui arracher… La seule chose qu’ils n’ont pas faite c’est de demander à l’instructeur de tendre la main et de leur donner la balle !
Qu’ils comprennent le besoin de coopérer pour acquérir des compétences »Les séances ont ensuite porté sur du travail en groupe, avec des jeux de rôles, les aidant à interpréter des situations de conflictualité, à se mettre à la place de l’autre et à bien comprendre les intentions de l’autre.
D’autres exercices reposaient sur de la lecture à plusieurs pour qu’ils s’aperçoivent qu’ils ont besoin de l’autre pour arriver au bout d’une phrase… L’objectif était qu’ils comprennent le besoin de coopérer pour acquérir des compétences.
Élargissons le propos : vous publiiez avec Élise Huillery, “Économie du savoir-être” au Presses de Sciences Po, en août 2022. Au-delà des publics en difficultés, ces compétences sociales et comportementales, dont on entend parler dans l’enseignement supérieur depuis quelques années, ont donc pris une réelle importance économique ?
Les deux sont essentielles pour la réussite académique. Mais elles le sont en effet également quand on réfléchit à l’insertion professionnelle et aux performances économiques des pays.
Toutes les recherches montrent que le rendement de l’éducation a augmenté pour les compétences sociales : avoir des compétences cognitives ne suffit plus, car même si vous êtes ingénieur, vous êtes battu par une machine ou un ordinateur. Dans des économies de service, où les relations sont essentiellement interpersonnelles, ou des économies numériques, ce qui fait la différence, c’est votre capacité à manager, à emporter du consensus, à innover, à créer.
Cela a un impact sur les entreprises, qui ont besoin d’avoir des organisations beaucoup plus horizontales, de faire remonter les idées de la base, du local, pour pouvoir innover.
Comment se situe la France dans ce mouvement ?
En France, le fonctionnement du système est très vertical. Il faut apprendre à nos élèves à faire société et à coopérer, mais ce n’est pas l’instruction civique qui va faire cela.
Selon les données Pisa, deux tiers des Français de moins de 15 ans indiquent ne jamais avoir coopéré dans le cadre de leur scolarité. Ils sont plus de la moitié également à penser que leur intelligence ne peut se développer.
Ce livre a donc pour visée de dire que la France est un point singulier : sur les compétences coopératives et sociales, nous sommes le dernier des pays de l’OCDE dans les enquêtes Pisa. 50 % de nos élèves pensent être nuls en maths de naissance, alors que ce sentiment est marginal dans d’autres pays de l’OCDE !
Travailler sur un changement d’état d’esprit ! »Le niveau en mathématiques des jeunes français ne cesse de décliner dans les enquêtes internationales. Pour y remédier, il ne suffira pas de rajouter des heures de mathématiques si dès le départ nos enfants sont persuadés qu’ils sont mauvais par nature. Il faut au départ travailler sur un changement d’état d’esprit !
On se focalise sur les résultats moyens en maths des jeunes français, mais c’est notre déficit de compétences socio-comportementales qui explique une grande partie du décrochage et de l’anxiété scolaire. Et à plus long terme les pertes en termes de performances économiques et sociales.
Dès lors, que faire ? Êtes vous entendu ?
Il faut changer la formation des enseignants qui pendant longtemps n’ont pas reçu de formation sur les techniques de ce type.
Il faut changer la formation des enseignants »Nous avons lancé avec Élise Huillery et toute une équipe de chercheurs le programme de formation MotivAction avec les académies de Paris et de Versailles, lauréat du PIA Programme d’investissements d’avenir .
Nous formons les enseignants de CP à ce type de compétences et l’on teste scientifiquement l’impact. Concrètement, nous les sensibilisons aux compétences socio-comportementales.
Nous leur donnons une mallette pour mettre en œuvre des pratiques pédagogiques dans l’acquisition du français et des mathématiques intégrant l’esprit de persévérance, l’absence de mise en compétition des élèves, la confiance en eux, les microstructures fédératives, le travail en groupe…
Ces approches sont-elles généralisables ?
La grande question sera de passer à l’échelle. Mais je suis optimiste car il s’agit de faire changer d’état d’esprit les enfants. Ce n’est pas coûteux, c’est sans commune mesure avec le dédoublement des classes, et toutes les évaluations sur les coûts/bénéfices des compétences socio-comportementales ont un ratio bien meilleur.
Les formations auprès des enseignants de primaire commencent par des inquiétudes : “Si je les fais travailler en groupe de quatre ou cinq sur les nombres et la lecture, sachant que j’ai 20 à 30 élèves, ce sera le bazar…”
Ils ont pu individualiser beaucoup plus leur formation »On a beaucoup travaillé sur cette crainte pour instaurer une dynamique dans laquelle les enseignants ont changé de posture. Ils sont devenus observateurs des groupes avec une capacité d’intervention. Tout à coup, il y a eu moins de bruit et cela a même allégé leur charge de travail. Ils ont adopté un rôle de mise en perspective, sont intervenus sur le groupe un peu en difficulté, et ont pu finalement individualiser beaucoup plus leur formation.
C’est pour cela que suis optimiste dans la capacité à aller à l’échelle.
Comment appliquez-vous ces principes à HEC et comment l’enseignement supérieur doit-il s’en saisir ?
Nous sommes dans une réforme continue de la formation à HEC. Nous avons une reconnaissance de l’importance des savoirs fondamentaux, mais voulons insister énormément sur les compétences transverses (capacité à négocier, à manager des crises, à créer du consensus entre des acteurs très différents). Nous souhaitons aussi que nos étudiants aient un esprit entrepreneurial, nous les formons ainsi aux méthodes d’innovation (idéation, prototypage).
L’enjeu est de répondre aux grands enjeux qui se posent aux entreprises et à la société. Pour cela, il leur faut comprendre la complexité de l’environnement, des défis dans lesquels ils vont évoluer, et qu’ils soient capables de proposer des solutions concrètes.
Cela prend d’autant plus d’ampleur pour une génération qui est à un moment de bascule, de recherche de raison d’être, de sens, et qui est tout de suite responsabilisée, car nous leur disons qu’il leur appartient de trouver les solutions.
Toute école de l’enseignement supérieur doit donc aussi se poser ces questions.
Yann Algan
Doyen associé des programmes pré-expérience @ HEC Paris (Ecole des hautes études commerciales de Paris)
Consulter la fiche dans l‘annuaire
Parcours
Doyen associé des programmes pré-expérience
Professeur d’économie
Doyen de l’école d’affaires publiques
Professeur d’économie
Professeur invité
Professeur d’économie
Professeur invité
Professeur des universités
Professeur assistant d’économie
Établissement & diplôme
Post-doctorat en économie
Thèse en économie
Fiche n° 12414, créée le 08/07/2015 à 10:12 - MàJ le 17/10/2022 à 13:45
HEC Paris (Ecole des hautes études commerciales de Paris)
Catégorie : Écoles de commerce
Adresse du siège
1, Rue de la Libération
78350 Jouy-en-Josas France
Consulter la fiche dans l‘annuaire
Fiche n° 2026, créée le 05/05/2014 à 12:35 - MàJ le 07/10/2024 à 17:11
« The Impact of Childhood Social Skills and Self-Control Training on Economic and Noneconomic Outcomes : Evidence from a Randomized Experiment Using Administrative Data. » Auteurs : Yann Algan, professeur d’économie à HEC Paris, Elizabeth Beasley, chercheuse à l’Observatoire du Bien-être du CEPREMAP, Sylvana Côté, Richard E. Tremblay, et Frank Vitaro, professeurs de psychologie, à l’Université de Montréal, et Jungwee Park, du Département de statistique du Canada.