« Plus les scientifiques multidisciplinaires sont bons, plus ils sont pénalisés » (J. Jourdan, HEC)
« Nous faisons un constat qui est particulièrement contre-intuitif : plus les scientifiques multidisciplinaires sont bons, plus ils ont montré leurs compétences de chercheurs, plus ils sont pénalisés » lors de la procédure d’accréditation pour devenir professeur à l’université en Italie, déclare Julien Jourdan, professeur en management et ressources humaines à HEC, dans un entretien à News Tank, le 29/08/2022.
Il est le co-auteur d’un article accepté par la revue Organization Science* analysant la procédure de qualification des enseignants-chercheurs en Italie, en 2012. Leur base de données porte sur 68 973 candidatures à l’habilitation dans l’une des 184 disciplines définies lors de la réforme mise en place en Italie. Une réforme qui a introduit une qualification par une instance nationale avant un recrutement par les universités, jusqu’alors inexistante.
Pour les auteurs, l’explication de cette pénalisation des meilleurs candidats multidisciplinaires est qu’ils « constituent une menace pour la discipline ». En effet, « plus les évaluateurs du panel sont représentatifs de la discipline, plus ils incarnent les canons de la discipline, et plus ils sont sévères ».
Parmi les solutions avancées pour y remédier, Julien Jourdan propose d’encourager les évaluateurs à ne pas pénaliser les candidats multidisciplinaires et impliquer des évaluateurs externes qui ne sont pas investis dans la discipline.
« À Imperial College à Londres, par exemple, où je suis chercheur associé, les jurys incluent toujours un professeur de l’université extérieur à la discipline du candidat. Et si l’on veut aller plus loin, on pourrait imaginer donner un bonus aux candidats multidisciplinaires, dont la valeur pourrait être sous-évaluée par les membres du jury. »
« La moitié des candidats qui se sont présentés ont été habilités »
Pourquoi avoir travaillé sur l’accréditation des professeurs en Italie ? Quel était le contexte l’année de l’étude (2012) ?
Tous les co-auteurs de l’étude ont une connexion avec l’Italie, trois sont italiens et j’ai travaillé à l’Université Bocconi de Milan. Plusieurs collègues ont eux-mêmes vécu le processus d’accréditation et étaient motivés pour enquêter dessus.
Une volonté de standardisation par rapport aux normes internationales »L’Italie est en effet passée, à partir de 2010, d’un processus où chaque université décidait de manière autonome d’attribuer les postes et les fonctions, à un dispositif national standardisé qui permettait de décerner une habilitation pour postuler à un poste de professeur associé ou titulaire.
Cela répondait à une volonté de standardisation par rapport aux normes internationales et visait à éviter les problèmes de localisme et de consanguinité dans les universités.
La première mise en œuvre de ce dispositif est intervenue en 2012. Notre jeu de données contient des informations sur les décisions d’accréditation sur 55 497 CV Curriculum vitae rédigés par 174 panels spécifiques à chaque discipline.
Quel a été le processus mis en œuvre par les Italiens ?
Le système d’accréditation fonctionne en sollicitant des candidatures nationales de candidats qui sont ensuite évaluées, séparément pour chaque discipline, par des panels de professeurs titulaires. Chaque candidature est spécifique à une discipline et à l’un des deux niveaux d’ancienneté (professeur associé ou titulaire). Le système permet des candidatures multiples dans plusieurs disciplines.
Les résultats sont binaires (qualifié/non qualifié), les candidats retenus ayant ensuite le droit de postuler à des postes vacants dans la discipline et pour le niveau d’ancienneté pour lequel ils sont qualifiés dans les universités de leur choix. De nombreux candidats travaillaient déjà dans le système universitaire public italien, en tant que professeur adjoint ou professeur associé, tandis qu’une minorité postulait de l’extérieur.
Un jury composé de quatre membres tirés au sort »Nos données proviennent du cycle de qualification de 2012, le premier jamais organisé, attirant 68 973 candidatures. Les candidats devaient soumettre, avant novembre 2012, des curriculum vitae complets pour être considérés pour la qualification dans l’une des 184 disciplines légalement définies.
Les dossiers des candidats étaient examinés par un jury composé de quatre membres, tirés au sort parmi les professeurs titulaires les plus productifs de leur discipline, et d’un examinateur indépendant d’une université étrangère.
La moitié des candidats qui se sont présentés ont été habilités.
Votre étude met en évidence des biais… les meilleurs candidats étant écartés. Pourquoi ?
Nous n’utilisons pas le terme de “biais”, qui présuppose qu’il existe un jugement de qualité absolu permettant d’indiquer qui mérite d’être accrédité. Ces jugements sont par nature subjectifs et sujets à des normes spécifiques à chaque discipline scientifique.
Ce qu’a montré la littérature en psychologie, sociologie et sciences de gestion, c’est que les personnes et objets à cheval sur plusieurs catégories, les “généralistes”, sont sous-évalués par rapport aux “spécialistes” : nous avons, en moyenne, tendance à leur attribuer moins de valeur.
Cela peut s’expliquer par plusieurs facteurs, qui sont très bien documentés :
- Nous avons du mal à les comprendre, car ces personnes ne peuvent être rattachées à une catégorie identifiée.
- Un généraliste va sembler moins bon qu’un spécialiste, même si ce n’est pas vrai. On a tendance à penser que le généraliste a moins de compétences qu’un spécialiste.
Mais si l’évaluateur dispose d’informations objectives sur les performances d’un candidat (publications et citations), cet état de fait devrait disparaitre.
Les scientifiques multidisciplinaires sont pénalisés »Notre étude vient confirmer la littérature sur le sujet : les scientifiques multidisciplinaires sont pénalisés ; ils ont, toutes choses égales par ailleurs, moins de chance d’être habilités. Mais nous faisons un constat qui est particulièrement contre-intuitif : plus ces scientifiques sont bons, plus ils ont montré leurs compétences de chercheurs, plus ils sont pénalisés.
Comment expliquer cela ?
Nous avançons une explication : les candidats multidisciplinaires constituent une menace pour la discipline.
Un junior multidisciplinaire est plutôt bien vu. Il peut apporter des idées et des méthodes nouvelles. En revanche, si vous faites venir un sénior qui a beaucoup de publications et de citations, donc qui a probablement du pouvoir (ressources financières, prestige, postes éditoriaux dans les revues), il a les moyens de transformer le domaine d’application de la discipline, d’importer de nouvelles approches et méthodes, voire de nouvelles ontologies.
Nous avons analysé les publications de chacun des membres des jury »Nos travaux montrent que plus les évaluateurs du panel sont représentatifs de la discipline, plus ils incarnent les canons de la discipline, et plus ils sont sévères. Eux-mêmes ayant investi dans la discipline, ils en sont les représentants, ils sont donc des purs et durs. Pour le mettre en évidence, nous avons analysé les publications de chacun des membres des jury.
Toutes les disciplines sont concernées ?
Nous observons ce comportement partout, même si c’est plus marqué dans les petites disciplines et celles qui sont plus distinctes en termes de publications (par exemple, les revues d’économie où publient essentiellement des économistes).
« Nos travaux n’ont pas vocation à remettre en cause le système des disciplines »
Cela conduit-il à un risque d’assèchement des disciplines ? Cette forme d’endogamie est-elle nécessairement négative ?
Nous nous fondons sur la sociologie des professions, notamment les travaux d’Andrew Abbott qui a mis en lumière ce qu’il appelle le “système des disciplines”. Il faut rappeler que les disciplines scientifiques sont relativement récentes, elles n’existaient pas au 18e siècle. Elles se sont depuis structurées, séparées et sont entrées en concurrence.
Nos travaux n’ont pas vocation à remettre en cause le système des disciplines. Les évaluateurs ont de bonnes raisons de vouloir préserver ces entités sociales qui permettent notamment la reproduction du savoir, sa transmission à de nouvelles générations et son développement.
Une discipline est en permanence tiraillée par des forces centrifuges et des forces centripètes. C’est un équilibre délicat à maintenir. Une discipline qui se refermerait trop sur elle-même prendrait le risque d’être moins innovante, d’évoluer plus lentement, et in fine de s’appauvrir.
Comment remédier au phénomène que vous décrivez ?
Si l’on souhaite encourager la pluridisciplinarité et maintenir une forme de diversité, il faut que les personnes chargées des processus d’habilitation et du recrutement aient conscience de cette propriété conservatrice du système des professions.
Impliquer des évaluateurs externes »Ils peuvent par exemple encourager les évaluateurs à ne pas pénaliser les candidats multidisciplinaires et impliquer des évaluateurs externes qui ne sont pas investis dans la discipline.
Cela existe dans certaines institutions. À Imperial College à Londres, par exemple, où je suis chercheur associé, les jurys incluent toujours un professeur de l’université extérieur à la discipline du candidat.
Et si l’on veut aller plus loin, on pourrait imaginer donner un bonus aux candidats multidisciplinaires, dont la valeur pourrait être sous-évaluée par les membres du jury. Évidemment, de tels dispositifs devraient être testés et évalués avant d’être mis en œuvre.
La multidisciplinarité présente des difficultés majeures »Il faut néanmoins rester prudent quant à l’idée - qui semble hanter les couloirs de certaines universités et de ministères - selon laquelle la pluridisciplinarité générerait de manière magique des résultats extraordinaires. Quelles qu’en soient les vertus, la multidisciplinarité présente des difficultés majeures au chercheur. Les disciplines sont partout et structurent notre travail et la manière dont il est évalué. Il ne faut pas sous-estimer la difficulté intrinsèque à mener des recherches pluridisciplinaires.
Le parcours de Julien Jourdan
Avant d’entamer une carrière académique, Julien Jourdan était cadre chez Warner Bros. Il a rejoint HEC en 2020, comme professeur au sein du département Management et ressources humaines. Il y enseigne le management et le leadership.
Il est chercheur associé à l'Imperial College et a travaillé à l’Université Bocconi et à l’Université PSL-Paris Dauphine. Il est membre fondateur de l’Institut « Society and Organizations (S&O) » d’HEC Paris.
Ses recherches se concentrent sur la manière dont les organisations sont évaluées par les principales parties prenantes et la société en général, et sur la manière dont ces évaluations façonnent la conduite, la stratégie et les performances des entreprises. Son travail s’appuie sur des données d’archives à grande échelle, ainsi que des données issues de médias sociaux et de la linguistique informatique.
* « A new take on the categorical imperative :Gatekeeping, boundary maintenance, and evaluation penalties in science », avec Riccardo Fini (University of Bologna), Markus Perkmann (Imperial College London) et Laura Toschi (University of Bologna).
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