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« Les 7 ingrédients d’une politique publique réussie » : quand A. Abécassis donnait sa vision de l’Esri

News Tank Éducation & Recherche - Paris - Analyse n°247219 - Publié le 04/04/2022 à 15:50
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©  D.R.
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« C’est un grand motif de confiance dans notre pays et d’optimisme pour son avenir que l’enseignement supérieur et la recherche soient l’objet et l’acteur d’une transformation réussie, qui pourrait servir d’exemple et d’inspiration à la conduite de politiques publiques que guettent parfois les sentiments d’immobilisme, d’impuissance, de découragement, de désenchantement », déclarait Alain Abécassis, lors du discours prononcé à l’occasion de la remise de sa Légion d’honneur, le 05/06/2016 au Collège de France, et que News Tank reproduit en intégralité, le 04/04/2022. Il avait été fait chevalier par décret du 31/12/2015.

Alain Abécassis, Igésr Inspecteur/inspectrice générale de l'éducation, du sport et de la recherche et ancien délégué général de la CPU Conférence des présidents d’université (aujourd’hui France Universités), est décédé le 31/03/2022 des suites d’un cancer. Les hommages se multiplient depuis l’annonce de sa disparition. 

Dans ce discours, il identifiait « les sept ingrédients d’une politique publique réussie » : 

• « Une volonté et une ambition politiques fortes, de manière à ce que les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche se sentent portés par les représentants élus du pays, aux différents niveaux.
• Les moyens financiers mis au service de cette politique.
• La qualité des équipes administratives et techniques, et leur capacité à travailler ensemble
• La capacité à faire émerger des acteurs qui portent les valeurs et les actions qui l’incarnent
• La capacité à organiser les lieux de mise en débat des politiques publiques avec l’ensemble des acteurs, en particulier avec les partenaires sociaux.
• Que les politiques publiques soient inspirées par la recherche, par des connaissances objectives et chiffrées, et qu’elles soient régulièrement évaluées.
• La durée, la patience et la modestie. »


Discours d’Alain Abécassis, prononcé lors de la cérémonie de remise de sa Légion d’honneur 

En l’espace de quelques années, l’enseignement supérieur et la recherche ont connu en France deux révolutions successives et rapprochées : le passage d’une organisation facultaire à des universités autonomes, au tournant des années 1990-2000 ; et, à partir des années 2006-2010, sous l’effet de la mondialisation, le mouvement vers un regroupement des universités, organismes de recherche et grandes écoles, à l’échelle d’un site, autour d’une structuration par la recherche et de stratégies de différenciation.

C’est un grand motif de confiance dans notre pays et d’optimisme pour son avenir que l’enseignement supérieur et la recherche soient l’objet et l’acteur d’une transformation réussie, qui pourrait servir d’exemple et d’inspiration à la conduite de politiques publiques que guettent parfois les sentiments d’immobilisme, d’impuissance, de découragement, de désenchantement.

J’ai pu identifier sept ingrédients d’une politique publique réussie.

1. Une volonté et une ambition politiques fortes, de manière à ce que les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche se sentent portés par les représentants élus du pays, aux différents niveaux

À l’évidence, cette volonté et cette ambition ont vocation à être inscrites dans un programme présidentiel, à être incarnées par un ministre, un Premier ministre, leurs conseillers.

Elles peuvent être distribuées, au gré des alternances, équitablement d’un bord à l’autre de l’échiquier politique, avec des inflexions et des nuances sur différents aspects, mais préservant un cap général commun inspiré par la volonté et la nécessité d’inscrire la recherche et l’enseignement supérieur français dans des espaces de comparaisons internationales et comme porteurs d’une identité et d’un avenir européens.

J’ai vu comment le Parlement pouvait aller plus loin que des arbitrages gouvernementaux  »

Cette volonté et cette ambition ne sont pas l’apanage de l’exécutif ; elles sont naturellement partagées par les élus de l’Assemblée nationale comme du Sénat. J’ai pu être le témoin de la qualité du travail parlementaire, de l’expertise développée, de la qualité d’écoute de conciliation entre les différents points de vue, non seulement au moment de l’élaboration et de l’adoption des projets de loi, mais aussi dans l’accompagnement et le suivi de la politique d’enseignement supérieur et de recherche que certains élus assurent de manière continue.

J’ai vu aussi comment le Parlement pouvait aller plus loin que des arbitrages gouvernementaux inhibés par la recherche de compromis entre ministères, par exemple en matière de cohérence du pilotage interministériel des différents établissements d’enseignement supérieur, ou, tout récemment encore, dans le projet de loi pour une République numérique, pour permettre la fouille de textes et de données.

Cette volonté et cette ambition politiques, elles s’incarnent aussi chez les élus des collectivités territoriales, et en particulier des Régions et des métropoles, qui pèsent de plus en plus dans les orientations et les évolutions de l’enseignement supérieur et de la recherche, dans les stratégies de différenciation et de spécialisation des sites, dans leur partenariat avec leur environnement social et économique.

2. Les moyens financiers mis au service de cette politique

Incontestablement, depuis une vingtaine d’années, la recherche et l’enseignement supérieur ont bénéficié d’un soutien budgétaire, voire extrabudgétaire avec le plan Campus ou les Investissements d’avenir, de la part des gouvernements successifs.

Mais on doit à la vérité de dire que ces moyens n’ont pas été à la hauteur de l’ambition politique affichée. Ils n’ont pas permis d’atteindre les objectifs européens partagés en matière de part des dépenses consacrées à la recherche et à l’enseignement supérieur. Ils n’ont pas corrigé les disparités structurelles entre les différents segments de l’offre de l’enseignement supérieur (écoles, universités, classes préparatoires…). Ils ont été, pour l’essentiel, absorbés par l’augmentation des effectifs étudiants, et permis de maintenir à peine les niveaux de dépense par étudiant d’il y a quelques années.

Les psychodrames qui entourent, chaque année, l’élaboration du budget comme son exécution mobilisent exagérément les énergies »

Les psychodrames qui entourent, chaque année, l’élaboration du budget comme son exécution, tout récemment encore sur la recherche, mobilisent exagérément les énergies, mais, surtout, dans un milieu enclin au scepticisme et à la critique, ruinent le crédit des intentions annoncées et génèrent chez les différents acteurs un sentiment d’insécurité et une perte de confiance dans la solidité et la sincérité de la volonté politique proclamée.

On doit, aussi, à la vérité de dire que la balkanisation des structures de l’enseignement supérieur et de la recherche, conjuguée à l’insuffisance des coopérations entre elles, à leur maîtrise inégale de la gestion et de l’allocation des moyens, sont génératrices de déperditions difficiles à accepter lorsque l’argent public se fait plus rare et que les services rendus ne sont à la hauteur ni de la dépense collective ni des attentes des personnels et des usagers.

3. La qualité des équipes administratives et techniques, et leur capacité à travailler ensemble

Elles se situent naturellement dans les services ministériels, dans les différents établissements, universités, organismes de recherche, écoles.

Mais elles se situent aussi dans les structures de mutualisation qui se sont développées depuis 25 ans, pour répondre aux nécessités et à la volonté de coopération entre les acteurs, parfois spontanées, parfois suscitées par les pouvoirs publics.

Elles peuvent couvrir les domaines les plus généraux ou les plus stratégiques, comme les Conférences de chefs d’établissements, les Alliances, la représentation commune des établissements d’enseignement supérieur et de recherche à Bruxelles, pour peser sur les politiques européennes, ou des domaines spécialisés et parfois très techniques, en matière de réseaux informatiques, de constructions, de gestion des systèmes d’information, de politique documentaire, de centres de calcul.

J’ai plaisir à rappeler ici la création et le développement de l’Agence de modernisation des universités, avec la complicité de Philippe Malon et de Josette Soulas, qui reste une magnifique aventure professionnelle et d’amitié.

Quels que soient les lieux où elles exercent, la qualité des équipes, souvent remarquable et méconnue, leur capacité à travailler entre elles dans de multiples réseaux professionnels, leur mobilité entre les différentes structures, sont déterminantes pour rendre effectives et faire entrer dans la réalité des décisions politiques qui demeureraient sinon, quand bien même les moyens financiers seraient à la hauteur, à l’état de discours d’intention.

4. La capacité à faire émerger des acteurs qui portent les valeurs et les actions qui l’incarnent

C’est ici que l’expérience de la Conférence des présidents d’université m’est apparue tellement déterminante pour donner une expression collective à l’autonomie des universités.

J’ai vu la CPU devenir le point d’appui politique des universités »

Je n’ai pas rencontré d’autre lieu où s’expriment à la fois, pour chaque établissement et pour leur ensemble, avec toutes les diversités, toutes les contradictions et toutes les tensions que l’on peut imaginer (taille, géographie, disciplines, sensibilités syndicales ou politiques…), la légitimité de la représentation démocratique d’une communauté et la responsabilité de la conduite d’une politique publique de formation supérieure et de recherche.

J’ai vu ainsi la CPU devenir le point d’appui politique, le centre de ressource, des universités pour les aider à exercer les différentes missions qui leur sont confiées et rendre crédible l’autonomie qui leur était reconnue depuis la loi de 1968, mais qu’elles avaient faiblement pratiquée !

J’ai rêvé, auprès de Bernard Toulemonde et de Jean-Paul de Gaudemar, et nous avons un peu essayé, avec le compagnonnage de Françoise Mallet, que les recteurs et leur travail collectif puissent avoir sur l’enseignement scolaire les mêmes vertus transformatrices que les présidents d’université et leur Conférence ont eues sur l’enseignement supérieur, comme je l’avais appris avec Armand Frémont, Marie-France Moraux et Bernard Cieutat.

Des progrès ont été réalisés, on sent parfois quelques frémissements et volontés d’aller dans ce sens, mais les autres ingrédients ne sont pas vraiment réunis, et la volonté ministérielle est parfois vacillante lorsqu’il s’agit de permettre à des autorités déconcentrées d’échapper à la tentation jacobine de la bien nommée administration centrale !

5. La capacité à organiser les lieux de mise en débat des politiques publiques avec l’ensemble des acteurs, en particulier avec les partenaires sociaux

Au ministère de la culture, au plus fort de la crise du régime d’assurance chômage des artistes et techniciens, que l’on connaît mieux sous l’appellation d’intermittents du spectacle, j’ai pu mesurer, auprès de Renaud Donnedieu de Vabres et d’Henri Paul, son directeur de cabinet, les vertus du Conseil national des professions du spectacle, une instance de plus de 100 membres, rassemblant les partenaires sociaux du secteur et les parlementaires, qui était tombée en sommeil.

Nous l’avons ranimée pour qu’y soient présentées les orientations envisagées, que s’y exprime l’arc-en-ciel des opinions, des analyses, des oppositions.

Ce n’est pas un lieu de recherche d’un consensus artificiel, pas plus qu’une grand’messe de communication — même si un participant avait qualifié dans la presse le discours du ministre, soigneusement préparé et pesé, de discours brejnevien !

C’est le lieu où les politiques publiques doivent faire acte de pédagogie, d’explicitation, où elles sont mises en perspective et en débat, où elles sont soumises à la critique, aux propositions d’améliorations, où elles sont confrontées à la diversité des points de vue et des contradictions, voire aux incompatibilités, entre les différents acteurs, tous légitimes, et où s’élaborent des points d’équilibre, des compromis.

Le Cneser peut jouer un rôle comparable dans notre secteur »

Au-delà de la crise, il fonctionne maintenant depuis plus de dix ans, régulièrement, et je suis sûr, même si je me suis éloigné du secteur, qu’avec le concours de Jean-Denis Combrexelle et Jean-Paul Guillot, il a joué un rôle dans la définition de la solution qui a été trouvée, à l’unanimité des partenaires sociaux du spectacle, pour de nouvelles dispositions du régime d’assurance chômage.

J’ai la conviction que le Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche peut jouer un rôle comparable dans notre secteur, permettant l’expression de la diversité des points de vue des représentants des personnels et des étudiants, des établissements, des représentants des grands intérêts nationaux. J’ai la conviction qu’il peut être un lieu où les politiques sont rendues plus lisibles, plus cohérentes, plus compréhensibles pour des acteurs parfois désorientés par le rythme, l’amplitude et l’hétérogénéité des mesures proposées.

6. Que les politiques publiques soient inspirées par la recherche, par des connaissances objectives et chiffrées, et qu’elles soient régulièrement évaluées

Je n’aurai jamais assez de gratitude pour Pierre-Michel Menger. J’avais eu l’imprudence de me proposer, au lendemain du départ de Luc Ferry, pour la charge de conseiller social au cabinet de Renaud Donnedieu de Vabres, sans rien connaître au sujet de l’assurance chômage des artistes et des techniciens du spectacle.

Patrick Fridenson
m’avait mis en contact avec Pierre-Michel Menger, en me disant qu’il était un bon spécialiste du sujet. Le lendemain de notre échange téléphonique, nous nous sommes retrouvés pour un petit déjeuner, qui a duré plus de trois heures !

J’ai pu mesurer tout ce que des années de recherche pouvaient apporter à l’élaboration des politiques publiques »

C’est là que j’ai pu mesurer, grâce à la disponibilité, à la passion et la générosité de Pierre-Michel, tout ce que des années de recherche, d’exigence scientifique, d’approche méthodique d’un sujet pouvaient apporter à la compréhension et à l’élaboration des politiques publiques, au-delà des échanges plus convenus entre cabinets, administrations ou interlocuteurs institutionnels.

De la même manière, les échanges avec Christine Musselin Directrice de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations @ Sciences Po Paris (IEP Paris) • Membre du conseil d’orientation scientifique @ Observatoire des Sciences et des Techniques… , avec les équipes universitaires - trop peu nombreuses à mon sens — qui travaillent sur l’enseignement supérieur et la recherche m’ont également toujours paru indispensables, et, dans les différentes fonctions que j’ai occupées, je me suis efforcé de soutenir, sinon de susciter, les travaux de recherche dans le domaine.

La chance d’être impliqué dans les évolutions de l’Observatoire des sciences et des techniques hier, dans le service des études statistiques et des systèmes d’information de l’enseignement supérieur et de la recherche aujourd’hui, me donne l’occasion d’approcher les apports de leurs travaux et de leurs exigences à la construction d’une action publique qui soit fondée sur des données fiables et des démarches rationnelles.

La systématisation des démarches d’évaluation, qui se réfèrent à des standards internationaux, et qui s’est incarnée successivement, pour notre secteur, dans l’Agence, puis Haut Conseil, de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, me paraît aussi être un des éléments essentiels qui concourent à la qualité et à la crédibilité d’une politique publique, qui tire sa force d’être soumise autant à l’analyse critique des experts qu’au débat démocratique !

7. La durée, la patience et la modestie

Des transformations aussi profondes d’un secteur s’inscrivent nécessairement dans la durée. Elles ne sont pas linéaires, elles connaissent des à-coups, des reculs, des pauses et des temps de « digestion » et d’appropriation.

Il faut accepter que l’action ne soit pas parfaite, que tous les acteurs ne soient pas alignés, que tous les objectifs ne soient pas atteints, que tous les ingrédients nécessaires ne soient pas simultanément rassemblés. Et savoir avancer quand même, même un peu cabossés !

Il faut accepter que les échecs d’aujourd’hui, qui suscitent tant de déceptions, d’impatiences et d’irritation, préparent des évolutions de demain, représentent des étapes qui font mûrir les esprits. Comme le retrait brutal du projet de loi sur la modernisation des universités préparé par le cher Josy Reiffers auprès de Luc Ferry, en novembre 2003, avait finalement préparé l’adoption de la loi sur les libertés et les responsabilités des universités, en 2007.

Il faut accepter que les réussites passent inaperçues »

Ou comme les accords médiocres de 2006 sur l’assurance chômage dans le spectacle ont préparé l’adoption, dix ans après, d’un accord qui fait l’unanimité des acteurs du secteur.

Il faut accepter que les réussites passent inaperçues, que personne n’en soit immédiatement reconnaissant aux équipes qui les ont portées, et qu’elles se révèlent peu à peu, par petites touches, pour dessiner une cohérence qui n’est pas immédiatement perceptible. Et il faut savoir, pour ne pas perdre espoir, que tous les éléments d’une politique ont leur utilité, peuvent être un levier de transformation et qu’aucun détail de l’action publique n’est à négliger.

Il faut savoir distinguer entre ce qui relève de péripéties sans importance, de « coups médiatiques », et ce qui correspond à des signaux faibles, annonciateurs de transformations plus profondes — et il faut accepter que l’on puisse se tromper !

Alain Abécassis


Alain Abécassis est décédé le 31/03/2022.


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France Universités
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Fiche n° 3144, créée le 21/03/2014 à 21:11 - MàJ le 01/04/2022 à 12:02

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