Démocratisation des grandes écoles : le recrutement « n’a guère évolué » depuis les années 2000
« Un constat s’impose : les dispositifs dits “d’ouverture“, qui ont été mis en place par les grandes écoles depuis le milieu des années 2000 pour tenter de diversifier leur recrutement, n’ont pas atteint leurs objectifs. Entre 2006 et 2016, la base de recrutement des grandes écoles est restée très étroite et n’a guère évolué, tant du point de vue du profil social des étudiants que de leur origine géographique et de leur répartition selon le genre. »
C’est le constat établi dans un rapport de l’Institut des politiques publiques « Quelle démocratisation des grandes écoles depuis le milieu des années 2000 ? » publié en janvier 2021 et co-écrit par Cécile Bonneau et Pauline Charousset (doctorantes à PSE
Paris School of Economics
), Georgia Thebault (doctorante à l’EHESS
École des hautes études en sciences sociales
) et Julien Grenet (directeur de recherche au CNRS
Centre national de la recherche scientifique
).
Son objectif est « de déterminer si les initiatives mises en place depuis une quinzaine d’années pour élargir la base de recrutement des grandes écoles ont effectivement permis de diversifier le profil de leurs étudiants, sur la base d’éléments empiriques solides ».
De fait, analysent les auteurs, les grandes écoles ont connu « une forme de “démocratisation quantitative“, à travers une augmentation de leurs effectifs au cours de la décennie écoulée. Ce processus n’a pas cependant débouché sur une démocratisation “qualitative“ ».
Ainsi, plutôt que le « foisonnement d’initiatives locales sans coordination nationale » des dispositifs d’ouverture sociale, « il paraît plus que jamais nécessaire (…) la mise en œuvre de politiques volontaristes s’appuyant sur des expérimentations menées à grande échelle et donnant lieu à une évaluation rigoureuse de leurs effets, afin de déterminer la pertinence de leur éventuelle généralisation », recommandent les auteurs.
Méthode de l’étude
Peu d’évolution dans le recrutement des grandes écoles depuis les années 2000
Selon l’origine sociale
Dans les grandes écoles, les auteurs remarquent depuis 2006 une « extrême stabilité » dans le recrutement de leurs étudiants en fonction de l’origine sociale.
« Moins de 10 % des étudiants des grandes écoles sont issus de milieux sociaux défavorisés (enfants d’ouvriers ou de personnes sans activité professionnelle) et moins de 18 % sont issus de catégories sociales moyennes (employés, agriculteurs, artisans, commerçants), alors que ces groupes représentent respectivement 36 % et 27 % de la population.
À l’inverse, 64 % des étudiants des grandes écoles sont issus de milieux sociaux très favorisés (cadres, chefs d’entreprise, professions intellectuelles et professions libérales) alors que ces catégories sociales ne constituent que 23 % de la population. »
C’est « d’autant plus remarquable que [les effectifs des grandes écoles] ont augmenté de manière importante au cours de la période (+4 à 5 % par an). Cet élargissement quantitatif ne s’est donc pas accompagné d’une diversification du profil social de leurs étudiants. »
« Les ENS École normale supérieure - PSL , IEP Institut d’études politiques et autres grandes écoles spécialisées restent les écoles les plus socialement très favorisées et moins de 7 % issus de PCS Professions et catégories socioprofessionnelles défavorisées. Si les écoles d’ingénieurs et de commerce ont, en moyenne, une composition sociale un peu moins favorisée que les ENS et les IEP, on ne peut pour autant parler de diversité sociale dans la mesure où ces écoles accueillent plus de 60 % d’étudiants de PCS très favorisées. »
La limite de la hausse du taux de boursiers
Concernant les boursiers, dont le taux a augmenté, les chercheurs l’attribuent « aux nombreux changements intervenus dans le barème d’attribution des bourses sur critères sociaux », notamment « l’extension en 2008 des bourses d’échelon 0 à une proportion importante d’étudiants qui n’y étaient pas auparavant éligibles (cet échelon de bourse ne donnant droit qu’à une exonération des droits d’inscription, sans aide financière associée). »
« Cette réforme a eu pour conséquence de faire passer la proportion d’étudiants boursiers de 29 % en 2007-2008 à près de 36 % en 2009-2010 ».
C’est pourquoi seule l’année 2016-2017 est prise en compte pour la comparaison du taux de boursiers en fonction des filières.
Les auteurs remarquent ainsi que « la part des boursiers est nettement plus faible dans les grandes écoles qu’à l’université : en 2016-2017, 19 % des étudiants des grandes écoles étaient boursiers contre 34 % des étudiants inscrits dans des formations universitaires de niveau bac+3 à bac+5 ».
Proportion de boursiers par type de grande école, 2016-2017
Dans les grandes écoles, l’ENS et les écoles de commerce accueillaient 16 % de boursiers en 2016-2017 contre plus de 20 % pour les IEP et les écoles d’ingénieurs.
Selon l’origine géographique
Même analyse concernant l’origine géographique des étudiants des grandes écoles, « restée remarquablement stable entre 2008 et 2016 : tout au long de cette période, entre 7 et 8 % de leurs étudiants ont passé leur baccalauréat à Paris (contre 4 à 5 % des étudiants inscrits dans des formations universitaires de niveau bac+3 à bac+5) et environ 20 % dans un autre département d’Île-de-France (contre 17 % à l’université). »
« La surreprésentation des Franciliens est plus marquée encore dans les 10 % des grandes écoles les plus sélectives, puisqu’un tiers de leurs étudiants ont passé leur baccalauréat dans une académie d’Île-de-France. »
Des grandes écoles concentrées géographiquement à Paris et en Île-de-France
Les auteurs du rapport indique également qu’en 2016-2017, « les grandes écoles sont très inégalement réparties sur le territoire : près du tiers sont situées en Île-de-France et 18 % sont à Paris. Cette concentration géographique est encore plus marquée lorsqu’on considère les 10 % des grandes écoles les plus sélectives : 35 % se situent à Paris, 35 % en Île-de-France (hors Paris) et seulement 30 % en dehors de l’Île-de-France. »
La liste des 10 % des écoles les plus sélectives est établie comme suit :
École Polytechnique, l’École des Mines de Paris, CentraleSupélec, l’École nationale des ponts et chaussées, l’ENSTA ParisTech, l’ISAE Supaéro, l’ENS Paris, l’ESPCI Paris, l’ENSAE, Télécom ParisTech, HEC, Centrale Lyon, l’IEP Paris, l’ENS Lyon, l’École nationale supérieure de chimie de Paris, l’École nationale vétérinaire de Lyon, l’École nationale des chartes, Iota Palaiseau, l’École nationale vétérinaire de Nantes, ESCP-Europe, Centrale Marseille et l’IEP de Rennes.
Selon le genre
« Tout comme leur composition sociale, la composition des grandes écoles selon le genre de leurs étudiants est restée quasiment inchangée depuis le milieu des années 2000 : alors que près de 60 % des étudiants inscrits dans des formations universitaires de niveau bac+3 à bac+5 au cours de la période 2006-2016 étaient des filles, cette proportion est restée proche de 40 % parmi les étudiants des grandes écoles », poursuivent-ils.
La répartition reste semblable entre les grandes écoles et les grandes écoles les plus sélectives.
« Ce constat confirme que la sous-représentation féminine dans les grandes écoles s’explique avant tout par la différenciation des choix d’études post-bac selon le genre, plutôt que par un niveau scolaire et/ou scientifique inférieur à celui des garçons. »
Répartition filles/garçons par type de grande école, 2016-2017
La part de filles dans les grandes écoles est hétérogène. Dans les IEP, elle atteint 60 % contre 26 % dans les écoles d’ingénieurs.
Selon la filière d’origine
Enfin, pas de changement non plus entre 2010 et 2016 concernant la filière d’origine des étudiants de grandes écoles. « Près de 80 % de leurs effectifs continuent en effet à être issus des classes préparatoires ou des écoles post-bac, en proportions comparables (environ 40 %). La part des étudiants originaires des filières non sélectives de l’université, comprise entre 12 et 13 %, n’a pas progressé, pas plus que celle des étudiants originaires de STS Sections de technicien supérieur ou d’IUT, Institut universitaire de technologie qui a plafonné à 10 %. »
« La mise en place de voies d’admissions parallèle dans certaines grandes écoles ne semble donc pas avoir entraîné de diversification significative de l’origine post-bac des étudiants - du moins pas depuis le début des années 2010 », constatent les auteurs du rapport.
Recommandations
« Les analyses statistiques contenues dans l’étude suggèrent qu’une part importante des différences de taux d’accès aux classes préparatoires et aux grandes écoles est liée au fait qu’à performances scolaires comparables, les élèves effectuent des choix d’orientation différenciés en fonction de leur milieu social, de leur origine géographique et de leur genre », concluent les auteurs.
Ils recommandent alors de :
- limiter les freins d’ordre socioculturel et psychologique ;
- réduire les asymétries d’information en matière d’orientation ;
- lever les barrières financières et géographiques à l’accès aux filières sélectives ;
- atténuer le dualisme de l’enseignement supérieur entre « formation d’élite » et « formation universitaire et technique ».
Quelle place pour la discrimination positive ?
« Le recrutement des grandes écoles est largement tributaire de celui des classes préparatoires. Tant que ces dernières accueilleront à peine plus de 10 % d’étudiants de milieux sociaux défavorisés, les dispositifs de discrimination positive qui pourraient être mis en œuvre à l’entrée des grandes écoles n’auront qu’un impact limité sur leur composition sociale effective.
Pour intéressantes qu’elles soient, ces pistes de réforme se révéleront insuffisantes si elles ne s’attaquent pas aux inégalités d’accès aux formations du premier cycle de l’enseignement supérieur. »
Concernant les quotas, le rapport indique qu’ils sont « d’une ampleur trop modeste ». « La principale limite du dispositif est qu’ils sont fixés de manière à ce que la part des boursiers parmi les admis dans une formation soit la plus proche possible de la proportion de boursiers parmi les candidats. »
« Or, dans les formations sélectives, et particulièrement en CPGE Conférence des classes préparatoires aux grandes écoles , la part des boursiers parmi les candidats demeure faible (moins de 9 %). Pour espérer augmenter de manière significative leur proportion parmi les admis, il semblerait plus judicieux de fixer les taux planchers de boursiers non pas en référence à leur part parmi les candidats, mais à un niveau sensiblement plus élevé. »
Quatre projets, dont celui de l’IPP, lauréats d’un AAP commun Depp et Sies
Le rapport de l’Institut des politiques publiques fait partie des quatre projets lauréats d’un appel à projets sur la mobilité sociale dans les filières sélectives de l’enseignement supérieur, lancé en septembre 2015 par la Depp Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance et le Sies Sous-direction des systèmes d’information et des études statistiques , services statistiques du MENJS et du Mesri, auprès du monde de la recherche, dont les résultats ont été dévoilés le 19/01/2021. Ils sont financés à hauteur de 160 000 €.
Les trois autres projets de recherche retenus sont :
• Sélection et démocratisation dans l’accès à l’enseignement supérieur : Analyse comparée de l’Université Paris Dauphine, de Sciences Po et de Paris 1 - Coordinateur Marco Oberti (IEP-CNRS)
• Attractivité et recrutement des CPGE scientifiques - Coordinateur Yves Dutercq (Université de Nantes)
• Mobilité sociale des étudiant‐e‐s de milieux populaires en classes préparatoires technologie et ATS - Coordinatrice : Christine Fontanini (Université de Lorraine).