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« Faire évoluer les priorités de recherche vers la science de la durabilité » (JP Moatti à News Tank)

News Tank Éducation & Recherche - Paris - Entretien n°167356 - Publié le 12/11/2019 à 08:12
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Jean-Paul Moatti - ©  D.R.

« Pour beaucoup d’universités, le développement durable concerne seulement leur responsabilité environnementale : les économies d’énergie dans les bâtiments, l’organisation des campus, le développement de transports collectifs pour les personnels et pour les étudiants. C’est déjà bien. Mais il faut aussi faire évoluer les priorités de recherche vers la science de la durabilité », déclare Jean-Paul Moatti, P-DG de l’IRD Institut de recherche pour le développement par intérim et membre du groupe d’experts indépendants qui a rédigé le premier rapport quadriennal sur la mise en œuvre des Objectifs de développement durable, remis en septembre au Secrétaire général des Nations Unies. 

« Le cadre des ODD objectifs de développement durable devrait explicitement structurer la programmation nationale et européenne de la recherche. Ce n’est pas encore suffisamment affirmé », indique-t-il, le 08/11/2019, dans un entretien à News Tank.

La science de la durabilité, guidée par ces ODD, nécessite des approches interdisciplinaires et efface la distinction entre recherche fondamentale et recherche appliquée. Son développement nécessite aussi, selon Jean-Paul Moatti, une mobilisation de l’enseignement supérieur, afin de créer des formations spécifiques transdisciplinaires, et d’intégrer les bases du développement durable dans le plus possible de cursus.

« Faut-il intégrer les ODD dans tous les cursus de base ? À mon avis, oui, de la même façon qu’il faudrait enseigner à tout le monde la base des statistiques : ce sont des outils indispensables pour comprendre le monde d’aujourd’hui », dit-il en référence à la proposition de loi sur la formation aux enjeux climatique, qui a fait débat en octobre 2019.


Jean-Paul Moatti répond à News Tank

Vous faites partie d’un groupe de 15 scientifiques qui a rendu en septembre un rapport sur les Objectifs de développement durable au Secrétaire général de l’ONU. Dans quel cadre ce rapport s’inscrit-il ?

Jean-Paul Moatti : Il s’agit du premier rapport d’évaluation quadriennal des ODD objectifs de développement durable , votés en septembre 2015 pour l’horizon 2030 par l’Assemblée générale des Nations Unies.

Nous l’avons intitulé « Le futur c’est maintenant - La science pour atteindre le développement durable ». C’est une référence au rapport « Notre futur commun » publié en 1987 sous la direction de Gro Harlem Brundtland, qui a introduit dans les instances internationales la notion de développement durable. D’ailleurs, il est symbolique que Gro Harlem Brundtland elle-même ait rédigé une préface à notre rapport.

C’était la première fois qu’un rapport d’évaluation d’une politique globale des Nations Unies était confié à un groupe d’experts indépendants. Jusqu’à présent, c’étaient les agences onusiennes elles-mêmes qui prenaient la responsabilité de ces évaluations.

Il a servi de base au sommet organisé fin septembre, en parallèle de l’Assemblée générale des Nations Unies, par le Forum politique de haut niveau, l’émanation de cette Assemblée générale qui suit la mise en œuvre des ODD. Un autre groupe d’experts en produira un second dans quatre ans.

Que faut-il en retenir principalement ?

Il y a bien sûr un message d’urgence. Ce n’est pas nouveau, et c’est largement relayé aujourd’hui, notamment par la jeunesse. Surtout, nous avons pointé que sur certains ODD, non seulement nous ne sommes pas aujourd’hui sur une trajectoire qui nous permettrait de les atteindre à l’échéance prévue de 2030, mais nous allons à l’opposé.

Il y a une tendance régressive que nous n’arrivons pas à arrêter »

En particulier, la préservation de la biodiversité, les émissions de gaz à effet de serre, l’empreinte écologique de nos modes de production et de consommation, qui transgressent les limites des ressources planétaires, et la réduction des inégalités.

Pour la biodiversité, le rapport de l'IPBES Intergovernmental science-policy platform on biodiversity and ecosystem services du printemps avait déjà largement sonné l’alarme : il y a une tendance régressive que nous n’arrivons pas à arrêter, qui s’accélère même.

Et pour les émissions de gaz à effet de serre, du fait notamment des besoins énergétiques et de l’utilisation du charbon par la Chine et par l’Inde, elles ont augmenté en 2018 de plus de 2 % à l’échelle de la planète. Cela va à l’inverse de l’accord de Paris de 2015 sur le climat.

Pourquoi soulignez-vous la question des inégalités ?

Il faut rappeler deux choses. D’abord, la réduction des inégalités, comme objectif explicite du développement durable, a été le plus difficile à négocier. Et surtout, cet ODD est dans un paradigme inverse de celui des Objectifs du Millénaire, précédente feuille de route de l’ONU. Ces derniers visaient l’éradication de la pauvreté monétaire absolue, fixée au seuil de 1,9 $ par personne et par jour. Tant pis si, pour y parvenir, il fallait faire une croissance qui bénéficiait plus aux riches : il y a effectivement eu 1 milliard de personnes qui ont dépassé ce seuil entre 2000 et 2015, mais les 10 % plus riches se sont beaucoup plus enrichis en proportion.

Pour la première fois dans un rapport des Nations unies, nous validons l’idée qu’il faut placer la réduction des inégalités, y compris à l’intérieur des pays, comme un élément central de l’agenda. Pour cela, il faut adopter une conception multidimensionnelle des inégalités et de la pauvreté.

Selon le consensus scientifique, c’est une question d’efficacité »

Lutter contre les inégalités est bien entendu une question de justice sociale, mais surtout, selon le consensus scientifique, c’est une question d’efficacité : si l’on veut aller dans le sens du développement durable, il faut réduire les inégalités monétaires, les inégalités d’accès aux soins, les inégalités hommes femmes, les inégalités entre les générations, etc.

Comment faut-il s’y prendre alors pour avancer dans la réalisation des ODD ? 

Nous proposons six grands domaines de transformation »

On ne pourra pas y arriver ODD par ODD. Il ne faut pas chercher à atteindre individuellement les 169 cibles associées aux 17 ODD, mais plutôt définir des priorités et trouver des trajectoires.

Nous proposons six grands domaines de transformation :

  • bien-être et capacités humaines ;
  • économies durables et justes ;
  • systèmes alimentaires et schémas nutritionnels ;
  • énergie décarbonée et accessible à tous ;
  • développement urbain et périurbain ;
  • et biens communs environnementaux mondiaux.

Et nous disons que chaque pays, chaque territoire, doit réfléchir à la meilleure façon d’engager une trajectoire dans ces six domaines, en tenant compte de leur contexte propre et en minimisant les contradictions entre ODD, parce qu’il y en a.

De quelle façon la recherche scientifique peut-elle aider à cela ?

Il faut faire évoluer les priorités et les pratiques scientifiques »

Dans le rapport, nous écrivons qu’il faut faire évoluer les priorités et les pratiques scientifiques pour donner plus de place à ce que l’Unesco désigne désormais comme la science de la durabilité. Ce n’est pas un champ classique : on part des problèmes, posés par le développement durable, et pas des disciplines.

Cela conduit à des approches très interdisciplinaires. Et cela efface la distinction entre recherche fondamentale et recherche appliquée. Pour stocker l’énergie produite à partir de sources renouvelables, ou pour trouver le vaccin contre le Sida, il faut faire autant de science fondamentale que de science appliquée.

La science de la durabilité s’intéresse aussi aux chaînes causales complexes, aux interactions entre ODD, qui sont plus importantes que chaque ODD séparément.

Au niveau scientifique cela intervient à deux niveaux.

  • D’une part, pour comprendre les problèmes à résoudre, il faut identifier les chaînes causales complexes qui font intervenir différents domaines dont s’occupent les ODD. Par exemple, il y a récemment eu la conférence de reconstitution du Fonds Mondial : bien sûr, il faut lutter contre le Sida, la tuberculose et le paludisme ; mais il faut aussi faire le lien avec les modifications de l’environnement qui favorisent l’émergence ou la réémergence de pathogènes.
  • D’autre part, il faut regarder en quoi des solutions ou des politiques visant à avancer vers l’un des ODD peuvent avoir involontairement des conséquences contraires sur d’autres. Ainsi, si l’on ne se préoccupait que d’assurer la sécurité alimentaire mondiale, on pourrait y parvenir au prix d’une augmentation de 80 à 90 % des émissions de gaz à effet de serre liées à l’activité agricole dans les 10 prochaines années, et du défrichage de 12 millions de kilomètres carrés par an : ce serait très mauvais pour le réchauffement climatique et pour la préservation de la biodiversité. Inversement, certaines solutions scientifiques et technologiques, et certaines politiques publiques maximisent les synergies positives. Ce sont celles-là qu’il faut trouver et mettre en œuvre.
Vital de combler le fossé nord sud en matière de science, de technologie, et d’enseignement supérieur »

Par exemple, il est vital pour le développement durable de combler le fossé nord-sud en matière de science, de technologie, et d’enseignement supérieur : l’enseignement supérieur et la recherche doivent devenir des priorités absolues de l’aide au développement.

Car si l’on améliore la qualité de l’enseignement supérieur, on contribuera bien sûr au succès de l’ODD éducation, mais cela aura aussi des conséquences sur beaucoup d’autres ODD.

La France est-elle assez engagée dans cette direction ?

Le cadre des ODD devrait explicitement structurer la programmation nationale et européenne de la recherche. Ce n’est pas encore suffisamment affirmé. Il faudrait inciter à ce que, dans toute la mesure du possible, et même si on ne fait pas que cela, les différentes disciplines et les différents projets se posent la question de comment ils peuvent contribuer aux ODD.

Mais je suis très content que dans la Feuille de route de la France pour l’Agenda 2030 qui a été présentée en septembre à l’ONU par la ministre de la transition écologique et solidaire, Élisabeth Borne, il y ait une référence explicite et assez charpentée au fait qu’il faille développer une science du développement durable.

C’est un premier pas en avant. Je suis très content aussi que, pour la première fois, dans l’appel d’offres générique de l’ANR Agence nationale de la recherche , il est fait référence aux ODD, et que l’on demande même aux chercheurs qui le souhaitent de se situer par rapport à eux.

Faudrait-il réorganiser l’enseignement supérieur en fonction de la science de la durabilité ? 

Faire évoluer les priorités de recherche vers la science de la durabilité »

La CPU Conférence des présidents d’université m’a invité fin août à son Université d’été. J’ai constaté qu’il y a des niveaux de compréhension et d’intégration des ODD qui sont encore très hétérogènes. Pour beaucoup d’universités, le développement durable concerne seulement leur responsabilité environnementale : les économies d’énergie dans les bâtiments, l’organisation des campus, le développement de transports collectifs pour les personnels et pour les étudiants. C’est déjà bien.

Mais il faut aussi faire évoluer les priorités de recherche vers la science de la durabilité. Ce ne sera pas une perte de temps, on peut produire dans ce champ de la recherche reconnue à haut niveau : chaque semaine il y a dans Nature et dans Science de plus en plus d’articles qui relèvent de cette science de la durabilité, sans parler des 350 journaux scientifiques qui lui sont spécifiquement consacrés.

En France, on ne publie pas suffisamment dans ces supports.

Et du côté des enseignements ? 

Il y a eu récemment des prises de position de dirigeants de grandes écoles et d’universités pour dire qu’il faut, en lien avec une priorité plus forte pour la science de la durabilité, inscrire dans les cursus des éléments forts sur le développement durable.

Cela impliquera des changements profonds dans l’organisation des enseignements : on manque cruellement encore en France d’enseignements interdisciplinaires ou intersectoriels qui couvrent ces sujets-là. Il ne s’agit pas de mettre des ODD partout, mais de créer des masters qui permettent d’aborder un certain nombre de problèmes en tenant compte des apports des différentes disciplines.

Les évolutions de l’organisation universitaire ne sont pas allées fortement en ce sens, malgré les grands discours sur l’interdisciplinarité, y compris au CNU Conseil national des universités .

L’autonomie des universités doit nous donner les moyens de mieux les articuler avec les EPST Établissement public à caractère scientifique et technologique , les Epic Établissement public à caractère industriel et commercial et les écoles, par des politiques de site.

C’est ce que fait modestement l’IRD Institut de recherche pour le développement là où ses laboratoires sont présents. Cette autonomie n’est pas non plus contradictoire avec la mise en place d’enseignements interuniversitaires, autour de la science de la durabilité, sur un certain nombre d’interfaces, par exemple santé-environnement ou énergie-transport-agriculture. Il faut combiner la créativité des sites, surtout dans la phase de démarrage.

Le développement durable doit donc devenir une nouvelle spécialité ? 

Le débat a pointé récemment à l’Assemblée nationale : faut-il intégrer les ODD dans tous les cursus de base ? À mon avis, oui, de la même façon qu’il faudrait enseigner à tout le monde la base des statistiques : ce sont des outils indispensables pour comprendre le monde d’aujourd’hui, et encore plus celui de demain, quelle que soit la carrière future des étudiants.

Là aussi, pour produire des éléments pédagogiques utilisables partout, on pourrait mutualiser les compétences. L’IRD a ainsi participé à la création de Mooc Massive open online courses sur le développement durable, en collaboration avec des partenaires tels que l’Uved Université virtuelle en environnement et développement durable , Polytechnique Lausanne ou le Centre de recherches interdisciplinaires.

Jean-Paul Moatti


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Parcours

Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm)
Directeur de l’unité mixte de recherche Sciences économiques & sociales de la Santé & traitement de l’information médicale (Inserm/IRD/AMU)
Université d’Aix-Marseille
Professeur des Universités à l’UFR de Sciences économiques & gestion
Aix-Marseille Université (AMU)
Membre du conseil d’administration
Alliance des Sciences de la Vie et de la Santé (Aviesan)
Directeur de l’Institut Thématique Multi-Organismes de Santé Publique
Organisation Mondiale de la Santé
Membre du Advisory Committee for Health Research (ACHR)
Fonds Mondial de Lutte contre le Sida, la Tuberculose & la Malaria
Conseiller pour les Affaires économiques & sociales du directeur Exécutif
Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm)
Directeur de l’UMR (Inserm/Université de la Méditerranée)-« Epidémiologie & Sciences Sociales Appliquées à l’Innovation Médicale »- Institut Paoli-Calmettes- Marseille

Fiche n° 9538, créée le 11/03/2015 à 15:19 - MàJ le 20/10/2020 à 10:38


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