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« Classement de Shanghai » des universités et affrontement stratégique (J-F Cervel)

News Tank Éducation & Recherche - Paris - Analyse n°299385 - Publié le 08/09/2023 à 10:34
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« La mobilisation des riches systèmes scientifiques des différents pays européens par les programmes communautaires doit être une priorité absolue. Les universités doivent en être le cœur. Ce devrait être le débat essentiel de la campagne pour les élections au Parlement européen en 2024. Si l’Europe ne monte pas en puissance en ces domaines, elle sera laminée dans les affrontements mondiaux qui sont ouverts. »

C’est ce qu’écrit Jean-François Cervel Igaenr honoraire @ Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche • Membre @ Conseil national de la culture scientifique, technique et industrielle (CNSTI)
, Igésr Inspecteur/inspectrice générale de l’éducation, du sport et de la recherche honoraire, dans une analyse pour News Tank, le 08/09/2023.

Il revient sur les enjeux du classement de Shanghai, restés ignorés en France. Celui-ci est un élément de la « guerre mondiale qui, plus que jamais, fait rage en matière scientifico-technologique et est un élément essentiel de l’affrontement stratégique global qui est aujourd’hui engagé », prévient-il.

Ainsi, « la question centrale est de savoir quel est le meilleur système pour être le plus performant, le meilleur, dans le maximum de domaines scientifiques possibles ».  Dans ce contexte, le classement de Shanghai « traduit une vision axée sur la puissance scientifico-technologique, la seule qui importe pour le pouvoir chinois ».


Shanghai 2023 : des commentaires « pas à la hauteur de l’enjeu »

Comme chaque mois d’août depuis maintenant 20 ans, le « classement de Shanghai » des universités du monde a, une nouvelle fois, été publié et a suscité des réactions diverses à l’échelle franco-française.

Certes, on ne peut que se réjouir de voir désormais une université française, Paris-Saclay, dans le top 20 de ce classement (15e) et deux autres dans le top 50. Mais les commentaires qui accompagnent ce palmarès, qu’ils soient louangeurs ou critiques, ne sont, pour la plupart, pas à la hauteur de l’enjeu.

Ce qui est en jeu, en effet, par-delà ce classement qui est un outil de mesure parmi d’autres — mais qui a eu le très grand mérite d’exister et de forcer à la réflexion sur ce qu’est un établissement d’enseignement supérieur — c’est la guerre mondiale qui, plus que jamais, fait rage en matière scientifico-technologique et est un élément essentiel de l’affrontement stratégique global qui est aujourd’hui engagé.

Une situation qui a radicalement changé

Ce qui n’est pas vraiment dit c’est que la situation actuelle en ce domaine est radicalement différente de celle qui prévalait lors de la première édition de ce classement. 20 ans après, le changement est, en effet, total.

En 2003, la mondialisation battait son plein. Une douzaine d’années après l’effondrement de l’URSS et la fin de la guerre froide, l’ouverture, l’unification du monde, la libre circulation étaient les maîtres-mots. La Chine était entrée de plain-pied dans le monde, les échanges explosaient, l’unification libérale de la planète était en cours. C’était presque la fin de l’histoire qui devrait désormais se limiter à une croissance universelle et sans limite.

Dans ce monde qui se prétendait unifié, il était intéressant d’inscrire les universités dans un classement unique, selon des critères d’efficacité de la recherche, dans une logique qui était celle d’un « marché global » de l’ESR Enseignement supérieur et recherche faisant entrer les établissements en compétition pour drainer les meilleurs étudiants, les meilleurs enseignants et les meilleurs financements.

Quelle rupture avec la situation d’aujourd’hui !

Affaiblir les Occidentaux

Maintenant que la Chine — grâce à ces années d’ouverture qui lui ont permis, notamment, de piller la science occidentale — a rattrapé le retard scientifique et technologique qu’elle avait accumulé pendant la période maoïste, le Parti communiste chinois est passé à une logique d’affrontement pour assoir son pouvoir et construire sa domination du monde. Il s’agit d’affaiblir les Occidentaux et, au premier chef, les Américains, de détruire le système libéral et d’assurer la pérennité de l’oligarchie qui dirige la Chine depuis 1949.

Dans ce but, l’élément principal est la bataille pour la suprématie scientifique et technologique. Toutes les disciplines sont concernées mais avec quelques domaines prioritaires, l’intelligence artificielle sujet désormais transversal, l’énergie, les sciences de la vie et la gestion de l’environnement, la conquête spatiale, l’armement….

L’actualité nous montre en permanence la férocité de la compétition dans chacun de ces domaines. Ainsi, la conquête spatiale revient-elle sur le devant de la scène avec une course à la colonisation de la lune que la Chine prépare de très longue date et dans laquelle elle retrouve l’affrontement avec les États-Unis, mais aussi avec l’Inde.

La mainmise sur notre satellite résultera-t-elle des seuls rapports de forces ? Aurons-nous demain des territoires nationaux, projections du découpage terrestre, sur la lune ? Ces questions sont parfaitement révélatrices de la globalité de la guerre qui est en cours.

Quel est le meilleur système ?

La question centrale, dans ce contexte, est donc de savoir quel est le meilleur système pour être le plus performant, le meilleur, dans le maximum de domaines scientifiques possibles.

C’est, en fait, ce que les Chinois voulaient appréhender lorsqu’ils ont lancé la réflexion qui a abouti au classement de Shanghai en 2003. Que doit être une grande université de recherche capable de faire avancer la connaissance dans des domaines clés ?

Une vision axée sur la puissance scientifico-technologique »

La réponse était en réalité assez simple. Il y faut des scientifiques de premier rang (identifiés par les résultats de leurs recherches, mesurés par leurs publications et récompenses), dotés de moyens importants, dans des institutions souples, efficaces et sélectives. Ces institutions doivent être en articulation forte avec le tissu économique de manière à diffuser au mieux l’innovation et s’inscrire dans un réseau d’échanges le plus diversifié possible entre tous les protagonistes d’un même système.

Ce classement traduit une vision axée sur la puissance scientifico-technologique, la seule qui importe pour le pouvoir chinois. En fin de compte, il est l’un des outils permettant de mesurer lequel des modèles est le plus efficace, le modèle américain qui fait intervenir les universités, les acteurs privés et l’État dans un ensemble pluraliste favorisant l’initiative ou le modèle étatique chinois.

Stratégie du « bloc des nations anti-occidentales »

L’historique prédominance des Occidentaux en matière scientifico-technologique (encore manifeste dans le classement 2023 où ne figurent que six universités non occidentales dans les cinquante premières) va-t-elle être battue en brèche ? C’est évidemment la question stratégique essentielle aujourd’hui dans un contexte de conflictualité ouverte ou la souveraineté nationale et la compétition entre États sont redevenues déterminantes.

On voit bien que tous les pays cherchent à mobiliser leurs ressources pour monter en puissance en ces domaines. Le calcul intéressant effectué par Le Monde  comparant le nombre d’étudiants dans les universités classées parmi les 60 premières au nombre total d’étudiants du pays, montre ainsi que Singapour et la Suisse sont en tête (le cas de Hong Kong qui est aussi cité, n’est manifestement pas approprié s’agissant d’un territoire totalement réintégré, par la force, dans la Chine communiste). Et on connait bien tous les efforts menés, par exemple, par l’Arabie Saoudite pour attirer, avec des moyens financiers importants, les meilleurs scientifiques, afin de développer ses universités.

Le bloc des nations anti-occidentales va-t-il être en mesure de porter sa propre innovation scientifique et technologique y compris en achetant les compétences occidentales grâce à ses importants moyens financiers ?

Un nouveau classement ?

C’est l’un des enjeux du développement des BRICS Brésill, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud ensemble qui monte en puissance en s’ouvrant à cinq nations supplémentaires. Ainsi ces pays envisagent-ils de créer un nouveau classement des universités qui leur soit propre, dans la ligne du discours de Xi Jin Ping en avril 2022 incitant les universités chinoises à sortir des classements internationaux afin de rompre avec les logiques occidentales.  

Comme en matière monétaire (remise en cause du dollar dans les échanges — notamment de pétrole — entre les pays membres), ils veulent ainsi pouvoir contourner les embargos scientifiques et technologiques comme économiques et rejeter les valeurs occidentales en l’occurrence les libertés académiques. La Russie, sous le coup des sanctions occidentales à la suite de la guerre qu’elle a engagée contre l’Ukraine est, évidemment, immédiatement intéressée.

Ce bloc veut attirer le maximum de partenaires afin d’avoir l’assiette la plus large possible et les moyens les plus importants possibles. Dans cette logique d’affrontement, tout ce qui peut affaiblir l’autre camp est bienvenu, qu’il s’agisse des effets du changement climatique, des guerres sous toutes leurs formes et notamment du terrorisme islamiste, des tensions sociales internes, des effets des mouvements migratoires et de la pression démographique….

Corruption et guerres de clans

La Chine et la Russie, en protégeant tous les régimes autoritaires, toutes les oligarchies, clans et dynasties de par le monde, s’assurent un vaste réseau d’obligés qui, de la Syrie à la Birmanie, au Cambodge, au Venezuela, ou à l’Iran se moquent bien des valeurs de liberté et de démocratie et peuvent leur apporter, comme la Corée du Nord de la dynastie Kim, des moyens de pression forts sur les pays occidentaux.   

Certes, cet ensemble des pays anti-occidentaux est loin d’être homogène et il se complexifie à la vitesse de ses élargissements.

Tous ces pays ne veulent certainement pas être sous la coupe de la Russie et surtout de la Chine, pays qui viennent encore de montrer les défauts inhérents à tous systèmes dictatoriaux.

Un ciment très fort entre eux »

Les rebondissements de la saga Prigogine en Russie comme le limogeage brutal de Qin Gang, ministre des affaires étrangères chinois tout récemment nommé, en témoignent de manière caricaturale rappelant bien des épisodes antérieurs de l’histoire contemporaine de la Chine et de la Russie marquées par la corruption et les guerres de clans.

Mais, néanmoins, le sentiment anti-occidental est un ciment très fort entre eux, exploité tant en Afrique qu’en Amérique latine.

Mobilisation scientifique dispersée et rôle de l’Europe

Dans ce contexte de rapports de forces et d’affrontements qui bloque le fonctionnement de tout le dispositif international de l’ONU Organisation des Nations Unies , les approches supranationales qui seraient indispensables pour appréhender les problèmes du monde sont vouées à l’échec.

La mobilisation scientifique qui devrait être menée au service de l’intérêt général de l’humanité est, au contraire, dispersée, au service d’intérêts nationaux antagonistes et utilisée pour développer l’armement et la conquête comme en témoigne la volonté manifeste de colonisation nationale de la lune.

Les universités doivent en être le cœur »

Face à cette situation, l’Europe doit continuer à défendre les valeurs universelles de liberté, de solidarité, de démocratie et de paix qui sont demandées par tous les peuples du monde lorsqu’ils sont libres de s’exprimer. Elle doit le faire sans angélisme et sans naïveté en développant au maximum sa puissance scientifico-technologique, seul moyen de pouvoir continuer à peser dans un monde dangereux et conflictuel.   

La mobilisation des riches systèmes scientifiques des différents pays européens par les programmes communautaires doit être une priorité absolue. Les universités doivent en être le cœur.

Ce devrait être le débat essentiel de la campagne pour les élections au Parlement européen en 2024. Si l’Europe ne monte pas en puissance en ces domaines, elle sera laminée dans les affrontements mondiaux qui sont ouverts.

Jean-François Cervel

Email : jfcervel@gmail.com

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Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche
Igaenr honoraire
Conseil national de la culture scientifique, technique et industrielle (CNSTI)
Membre
Centre national de documentation pédagogique (CNDP)
Président
Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche
Directeur adjoint de cabinet

Fiche n° 10125, créée le 04/04/2015 à 15:31 - MàJ le 16/11/2016 à 21:48

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