Edition : « Demander aux chercheurs de ne pas céder l’exclusivité de leurs droits » (A-C Fritzinger)
« Demander aux chercheurs de ne pas céder l’exclusivité de leurs droits à leur éditeur, pour pouvoir déposer leur article dans une archive ouverte à sa parution, permet d’éviter le recours aux APC
Article processing charge
dont l’inflation est extrêmement préoccupante », déclare Anne-Catherine Fritzinger
Directrice du SCD @ Sorbonne Université
, copilote du groupe de travail d’Udice
Association réunissant les universités labellisées Idex
sur la science ouverte, à News Tank le 13/07/2023.
Un constat fait dans un contexte où « une majorité de financeurs (publics et privés) de la recherche exigent désormais le libre accès immédiat aux publications », favorisant le développement de ces APC, frais que doivent payer les chercheurs ou leurs institutions pour que leur article soit publié en accès ouvert dans certaines revues.
Celle qui est aussi directrice de la bibliothèque et conseillère pour la science ouverte, le patrimoine scientifique et l’édition académique à Sorbonne Université s’exprime après la prise de position d’Udice en soutien à la stratégie de non-cession des droits, le 05/06.
Udice va proposer un accompagnement aux chercheurs : « Cette approche sera présentée lors d’un webinaire d’information et de sensibilisation le 26/09 », complète son copilote Fabien Borget, chargé de mission science ouverte à AMU.
Réagissant aux prises de position publiques d’éditeurs privés, Anne-Catherine Fritzinger estime que cela révèle « une profonde méconnaissance de l’édition académique » et que « certaines craintes relèvent de malentendus ».
« Il n’est pas acceptable que soit mis en place un système où la recherche est progressivement confisquée aux chercheurs et qui entrave la diffusion des connaissances. (…) Si les éditeurs ne comprennent pas ces enjeux et n’accompagnent pas ces transformations, ils risquent de se couper du monde académique. »
Non-cession des droits : « permettre le libre accès immédiat »
Le 05/06/2023, Udice s’est positionnée en soutien à la stratégie de non-cession des droits. Pourquoi ?
Fabien Borget : Il s’avère que les chercheurs qui publient un article scientifique cèdent l’exclusivité de leurs droits aux éditeurs. En théorie, si un chercheur souhaitait republier ses résultats, il devrait en demander l’autorisation à son éditeur. Or les agences de financement de la recherche publique, telles que l’ANR Agence nationale de la recherche ou Horizon Europe Neuvième programme-cadre de l’Union européenne pour la recherche et l’innovation sur la période 2021-2027 , imposent aujourd’hui de publier en accès ouvert les articles issus des recherches qu’elles financent.
Les agences de financement de la recherche publique imposent de publier en accès ouvert »C’est à ce moment que la stratégie de non-cession des droits intervient : elle consiste à apposer une licence pour conserver son droit d’auteur, et pouvoir continuer à faire ce que l’on veut de son manuscrit auteur accepté dans le respect des valeurs éthiques et d’intégrité scientifique.
Cette stratégie a été proposée par la Coalition S, une organisation européenne qui regroupe les agences de financement de la recherche de plusieurs pays principalement européens. Plusieurs établissements et organisations se sont déjà positionnés en sa faveur.
Anne-Catherine Fritzinger : C’est un outil complémentaire à la loi pour une République numérique, qui représentait déjà une avancée considérable, mais ne suspendait pas un embargo de six mois minimum pour la publication en accès ouvert. C’est une façon de permettre le libre accès immédiat tout en privilégiant la voie verte.
Dans ce cadre, vous encouragez la communauté scientifique à apposer une licence CC-BY Creative Commons, Attribution licence au manuscrit avant son envoi à l’éditeur, de quoi s’agit-il ?
Fabien Borget : Une licence CC-BY permet de mettre le manuscrit à disposition en accès ouvert sous certaines conditions en matière de réutilisation. Il existe différentes licences de réutilisation qui protègent l’auteur et précisent les conditions de réutilisation du travail cité sous licence.
La plus libre d’entre elles est la licence CC-BY : cette licence permet aux réutilisateurs de distribuer, de remixer, d’adapter et de développer le matériel sur n’importe quel support ou format, à condition que l’attribution soit donnée au créateur. La licence permet une utilisation commerciale. Il existe d’autres déclinaisons de ces licences qui permettent ou non un usage commercial, une adaptation ou non du contenu… mais toutes ces licences doivent créditer l’auteur du travail cité. Cette licence s’appose sur le manuscrit, et non sur la version éditeur.
Quels sont les avantages de cette méthode ?
Anne-Catherine Fritzinger : Dans un contexte où une majorité de financeurs (publics et privés) de la recherche exigent désormais le libre accès immédiat aux publications, le fait de demander aux chercheurs de ne pas céder l’exclusivité de leurs droits à leur éditeur afin de pouvoir déposer l’article dans une archive ouverte le jour de sa parution permet d’éviter le recours aux APC (Article Processing Charges, les frais de publication que doivent payer les chercheurs pour que leur article soit publié en accès ouvert) dont l’inflation est extrêmement préoccupante.
Ces dépenses en APC sont souvent sous-estimées, car ce sont des frais qui sont difficilement identifiables dans la comptabilité des universités. Néanmoins, les enquêtes pilotées par le consortium Couperin Consortium universitaire de périodiques numériques et menées au sein des établissements depuis plusieurs années selon une méthodologie constante, permettent de mesurer tout à la fois l’inflation de ces APC et le recours toujours plus important à ces frais d’ouverture : à Sorbonne Université par exemple, les dépenses en APC ont augmenté de 64 % entre 2019 et 2021.
Le libre accès aux publications, que nous portons tous, ne peut se faire à ce prix »Par ailleurs, une récente étude menée à l’échelle nationale a quant à elle estimé que les établissements de recherche français auraient dépensé 31 M€ en APC en 2020 et que cette dépense est susceptible de s’élever à 50 M€ en 2030 ! D’où l’urgence de la mise en œuvre de solutions alternatives : le libre accès aux publications, que nous portons tous, ne peut se faire à ce prix ! Ces dépenses pèsent sur les budgets des établissements de recherche et donc sur le budget alloué à la recherche. Un tel système n’est pas soutenable financièrement par la recherche publique.
Fabien Borget : Une étude publiée en 2021 a montré que mettre en ligne un article en accès ouvert de façon pérenne — la durée n’est pas définie — coûte entre 200 et 1 000 $ en frais réels. En comparaison, les éditeurs pratiquent pour la plupart des tarifs d’APC allant de 1 500 à 4 500 € par article.
Anne-Catherine Fritzinger : Que ce soit par le biais des abonnements classiques aux revues (lecture payante) ou par le biais des dépenses d’APC pour l’ouverture des articles (publication payante), quand ce n’est pas les deux à la fois (revues hybrides), nous peinons à sortir de ce système aberrant où les chercheurs, les établissements de recherche et les agences de recherche doivent payer pour avoir accès aux résultats de la recherche qu’ils et elles ont produite et/ou financée…
« Proposer un accompagnement et une mutualisation des ressources »
Comment votre groupe de travail a-t-il abouti à ce positionnement ?
Fabien Borget : La stratégie de non-cession des droits est proposée par la Coalition S. Nous avons demandé à Johan Rooryck, président de la Coalition S, d’intervenir dans un séminaire propre à notre groupe, nous avons alimenté cette réflexion entre nous, et nous avons pris conseil auprès de juristes de nos universités et de nos bibliothèques. Cette démarche nous a permis d’arriver à une position commune.
Dépasser l’action de simple annonce »Nous voulions dépasser l’action de simple annonce, en proposant un accompagnement et une mutualisation de l’ensemble de nos ressources. Nous avons la chance d’avoir suffisamment de forces pour produire des ressources que chacun pourra ensuite se réapproprier. Nous avons chacun débuté des actions en local, nos universités sont déjà impliquées dans des actions de sensibilisation auprès de leurs usagers. Cette approche sera présentée lors d’un webinaire d’information et de sensibilisation qui se tiendra le 26/09/2023 à 12 h.
Vous évoquez la nécessité d’un accompagnement, pourquoi ?
Anne-Catherine Fritzinger : Se positionner institutionnellement pour soutenir la stratégie de non-cession des droits n’est pas évident, car c’est le chercheur qui détient le droit d’auteur sur ses articles scientifiques et signe avec son éditeur un contrat bilatéral. De ce point de vue, l’université n’a pas de légitimé à interférer dans le contrat signé entre un auteur et son éditeur. C’est un droit qui appartient à la personne physique qu’est l’auteur de l’article.
L’université n’a pas de légitimé à interférer dans le contrat signé entre un auteur et son éditeur »En revanche, l’institution peut et doit (de notre point de vue) sensibiliser les chercheurs aux enjeux de la propriété intellectuelle et aux implications de la cession exclusive de leurs droits à un éditeur : les chercheurs n’ont pas toujours conscience des implications de ces mentions dans un contrat d’édition et ne réalisent pas toujours qu’ils perdent en quelque sorte leurs droits sur leur propre production scientifique…
La sensibilisation à ces sujets fait d’ailleurs partie des recommandations du texte adopté par le Conseil de l’Union européenne le 23/05/2023 en faveur « d’une publication savante de qualité, transparente, ouverte, digne de confiance et équitable ».
Fabien Borget : L’idée est de permettre à chacun de s’engager dans la voie de l’ouverture en se sentant soutenu par son institution. Un chercheur qui, de son propre chef, décide d’appliquer la stratégie de non-cession des droits, peut se voir refuser une publication par son éditeur et n’a alors aucun moyen d’action. S’il spécifie que cela s’inscrit dans la politique de son établissement, cela n’a pas le même poids.
Vous évoquez un contrat bilatéral entre chercheur et éditeur, est-ce partout le cas ?
Anne-Catherine Fritzinger : En France, les chercheurs bénéficient d’un régime dérogatoire spécifique par rapport à celui qui s’applique aux agents publics, afin de garantir leur indépendance académique. En revanche, la règle générale qui s’applique dans la fonction publique prévoit que le droit d’auteur d’un agent est dévolu à son employeur.
En France, les chercheurs bénéficient d’un régime dérogatoire spécifique »Il est utile de rappeler que dans une université comme Harvard, cette même stratégie de non-cession exclusive des droits a été progressivement mise en place dès 2008 : elle prévoit que les chercheurs accordent à leur université des droits (non exclusifs) sur leurs futurs articles.
Dès lors, les chercheurs, même s’ils conservent une entière liberté académique, ne sont plus en capacité de céder l’exclusivité des droits à un éditeur puisque ceux-ci ont déjà été partiellement cédés à leur université afin de garantir le dépôt et l’accès à leur article dans l’archive ouverte.
D’autres voies sont-elles étudiées par Udice pour limiter les frais de publication ?
Fabien Borget : Indirectement, oui. Chaque université subventionne des journaux fonctionnant sous le modèle d’édition diamant (sans frais de publication pour l’auteur ni de frais de lecture), avec des montants variables, assez dérisoires. Une autre voie consiste à inciter les collègues à publier dans ce type de revue, en les leur en faisant connaître.
« Les politiques de science ouverte ne fragilisent en rien le secteur de l’édition académique privée »
Que répondez-vous aux éditeurs privés qui défendent leur modèle ?
Anne-Catherine Fritzinger : Si vous faites allusion aux tribunes et articles que nous avons pu lire ces derniers mois dans la presse généraliste ou spécialisée, je commencerais par vous répondre qu’ils révèlent avant tout une profonde méconnaissance de l’édition académique. Il faut rappeler que l’édition académique, qu’elle soit publique ou privée, commerciale ou sur le modèle de l’open access diamant, se caractérise avant tout par un processus de validation scientifique et de relecture par les pairs et que ce processus repose intégralement sur les communautés académiques.
Certaines craintes relèvent de malentendus »Certaines craintes exprimées dans ces tribunes relèvent de malentendus et il suffirait de rappeler quelques chiffres pour réfuter les affirmations les plus excentriques. J’entends parler d’« étatisation de l’édition académique » au motif que certaines institutions développent, avec l’aide du fonds national pour la science ouverte (3 M€ par an alors que, comme vu précédemment, nous dépensons 30 M€ par an en frais d’APC auprès des multinationales de l’édition académique), des revues sur le modèle de l’open access diamant…
Faut-il rappeler que les moyens alloués à ces initiatives sont sans commune mesure avec le soutien direct ou indirect accordé en France à l’édition privée dans le cadre du soutien à l’économie du livre ? On peut également mentionner les 150 M€ dépensés chaque année pour la documentation (livres et journaux, imprimés ou numériques) par les bibliothèques universitaires.
Le monde académique est évidemment très attaché à la politique menée en France par le ministère de la culture pour soutenir les maisons d’édition francophones, les librairies indépendantes, le prix unique du livre etc. Toutes ces mesures de soutien vont d’ailleurs dans le même sens que celles qui sont portées par les politiques de science ouverte : elles favorisent la bibliodiversité, garante de la vitalité du secteur et de son indépendance.
Quelle part des publications représente le modèle diamant ?
Le modèle diamant concerne 4 % des publications des chercheurs français »Aujourd’hui, le modèle diamant concerne 4 % des publications des chercheurs français : il n’a absolument pas vocation à se substituer aux autres modèles éditoriaux, c’est une voie parmi d’autres. Les politiques de science ouverte ne fragilisent en rien le secteur de l’édition académique privée et un article déposé dans une archive ouverte ne constitue pas un manque à gagner pour son éditeur.
En revanche, le système actuel d’évaluation de la recherche a placé quelques géants de l’édition académique en situation de quasi-monopole. Ce sont eux qui bénéficient des budgets publics alloués à la documentation académique et à la publication, au détriment des institutions de recherche mais aussi au détriment de la pluralité du secteur de l’édition.
Il est donc surprenant que les éditeurs français, dans leurs prises de position publiques, n’envisagent jamais les choses sous cet angle. C’est dommage, car nous aurions de part et d’autre beaucoup à gagner à mieux nous connaître et à mener ensemble notre combat en faveur de la bibliodiversité et de l’ouverture des publications académiques.
Quels sont les enjeux selon vous de cette opposition des éditeurs privés au mouvement de la science ouverte ?
Anne-Catherine Fritzinger : La science a besoin d’éditeurs. L’éditeur a été et n’a jamais cessé d’être un acteur primordial de la circulation des idées scientifiques. Les éditeurs ont contribué à l’essor de la science à l’époque moderne, à la dissémination des idées scientifiques et à leur vulgarisation : ils sont donc historiquement totalement en phase avec les principes à l’œuvre dans les politiques de libre accès et de diffusion des connaissances.
En revanche, il n’est pas acceptable que soit mis en place un système où la recherche est progressivement confisquée aux chercheurs et qui entrave la diffusion des connaissances. La recherche a pour spécificité d’être financée publiquement, et les résultats scientifiques présentés dans l’article relèvent d’un bien commun qui a vocation à être partagé avec tous.
Restaurer une relation de confiance entre le monde académique et ses éditeurs »L’université a une responsabilité particulière dans cette diffusion, y compris dans les pays qui n’ont pas les moyens de s’offrir une licence nationale Elsevier à 32 M€/an. Si les éditeurs ne comprennent pas ces enjeux et n’accompagnent pas ces transformations, ils risquent de se couper du monde académique.
20 ans exactement après la Déclaration de Berlin sur l’open access, la dernière conférence de Berlin, qui s’est tenue les 06 et 07/06/2023, a, dans sa déclaration finale, expressément soutenu la stratégie de non-cession exclusive des droits et en appelle à la restauration d’une relation de confiance entre le monde académique et ses éditeurs.
Quelles sont les actualités à venir d’Udice dans le domaine de la science ouverte ?
Anne-Catherine Fritzinger : Le webinaire du 26/09/2023 sera, on l’espère, le premier d’une série que nous porterons.
Fabien Borget : Plus largement, Udice aura aussi un rôle à jouer au sein du groupe de travail national mis en place dans le cadre de Coara (Coalition for advancing research assessment), qui va devenir un chapitre national de la coalition. Il faudra s’impliquer dans des groupes de travail internationaux gérés par Coara. L’idée est de réussir à implémenter les critères de la science ouverte dans les critères d’évaluation de la recherche.
Le groupe de travail science ouverte d’Udice : un « policy group » dont l’enjeu est aussi de « positionner Udice dans les instances de la science ouverte »
Le groupe de travail science ouverte d’Udice, qui réunit dix représentants des dix universités (VP, conseiller, ou chargé de mission science ouverte) tous les deux mois environ et vise avant tout le partage de bonnes pratiques, « s’est formé assez naturellement, peu de temps après la création Udice en 2020. Il a dans un premier temps été piloté par Anne Vanet (Université Paris Cité), Fabien et moi avons récemment pris le relais », indique Anne-Catherine Fritzinger.
« Les universités d’Udice ont toutes adopté des politiques de science ouverte fortes et elles ont une responsabilité singulière dans ce domaine : près de 50 % des publications scientifiques françaises et plus de la moitié des dépôts en texte intégral dans HAL
Hyper Articles en Ligne, plateforme d’archives ouvertes
, toutes disciplines confondues, sont issus des universités Udice », pointe-t-elle.
Ainsi, « les présidents d’Udice ont conçu ce groupe de travail comme un policy group afin d’échanger sur les politiques, initiatives et projets relatifs à la science ouverte et de conseiller les présidents des universités d’Udice sur ces sujets. L’enjeu est également de positionner Udice, aux côtés de France Universités, dans les instances de la science ouverte en France : je représente Udice au sein du SPSO Secrétariat pour la science ouverte, l’instance exécutive du Coso (Comité pour la science ouverte) (Secrétariat permanent pour la science ouverte), et Fabien siège au sein du Comité de pilotage de la science ouverte, deux structures du comité pour la science ouverte ».
« Par nos fonctions, nous sommes impliqués également dans bon nombre d’instances nationales de la science ouverte, par exemple dans l’assemblée des partenaires du CCSD Centre pour la communication scientifique directe , et donc dans la plateforme ouverte HAL ; par ailleurs, je coanime le chapitre national Coara Coalition on advancing research assessment . Cela permet de nourrir nos réflexions. Parmi nous, certains sont également impliqués au sein d’alliances européennes, qui se sont souvent emparées des questions de science ouverte, ou dans des associations comme la Leru League of European Research Universities , EUA European University Association , etc. », ajoute Fabien Borget.
Udice
Catégorie : Universités
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Fiche n° 10464, créée le 01/10/2020 à 02:24 - MàJ le 18/09/2024 à 17:47