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Think 2023 vu par Joël Bertand : « Évaluation qualitative. Oui mais… »

News Tank Éducation & Recherche - Paris - Tribune n°278799 - Publié le 02/02/2023 à 11:25
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©  D.R.
Joël Bertrand - ©  D.R.

« L’évaluation qualitative est une véritable épreuve pour l’évalué, même si elle est satisfaisante pour l’évaluateur », écrit Joël Bertrand Directeur de recherche émérite @ Centre national de la recherche scientifique (CNRS) • Vice-président @ IRT Saint Exupéry • Président du conseil scientifique @ Naval Group
, dans une chronique pour News Tank, le 02/02/2023. Le président du conseil scientifique de Naval Group, ancien directeur général délégué à la science du CNRS Centre national de la recherche scientifique , a participé à la journée Think Éducation et Recherche du 26/01/2023 à Sorbonne Université.

Il revient sur un thème abordé à plusieurs reprises au fil de la journée : les évolutions à apporter à l'évaluation des chercheurs et enseignants-chercheurs. 

Saluant le propos de Virginie Dupont Vice-présidente @ France Universités • Présidente @ Université Bretagne-Sud (UBS) • Professeure des universités en chimie organique @ Université Bretagne-Sud (UBS)
, vice-présidente de France-Universités, qui a « fait une plaidoirie très réussie, pour une nouvelle évaluation », il prévient néanmoins : « Nous sommes tous convaincus. Le chercheur de base le sait-il ? Et s’il est un peu perdu, pour reprendre l’expression de Thierry Coulhon Président par intérim @ Institut Polytechnique de Paris (IP Paris)
, président du Hcéres Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur , il va se demander ce qu’il va devoir faire comme travail supplémentaire. »

De plus, « certains collègues, rétifs au storytelling, forcément embelli de temps en temps, regretteront le temps béni de l’évaluation quantitative, et penseront c’était mieux avant, n’en déplaise à Antoine Petit P-DG @ Centre national de la recherche scientifique (CNRS) • Professeur des universités @ École normale supérieure Paris-Saclay (ENS Paris-Saclay)
, président du CNRS. Sur une compétition, parce qu’en vérité les demandes de promotions sont des compétitions, quand on est premier c’est du fait du chrono, pas parce que des gens vous ont préféré à d’autres. »


Certains collègues sont perdus

Thierry Coulhon et Nathalie Drach-Temam en ouverture de Think - ©  D.R.
C’est un jeudi pluvieux, ce 26/01/2023, quand News Tank réunit le petit monde de l’enseignement supérieur et la recherche. Malgré le maussade du dehors, les visages sont souriants, gourmands et impatients de ces journées retrouvées, de ces promesses de partage, de ces rencontres définitivement possibles. 800 inscrits annonce l’équipe d’organisation, très affûtée sur le déroulement de la journée et qui en quelque sorte a mis les petits plats dans les grands.

Enfin, retrouver nos sujets favoris, faire une mise au point précise, ou hasardeuse, en vérité, peu importe. Think éducation & recherche 2023 est lancé, et à la lecture du programme rien ne manque à l’appel.

Le premier sujet a trait à l’évaluation puisque Nathalie Drach-Temam Vice-présidente @ Udice • Présidente @ Sorbonne Université
, présidente de Sorbonne Université, la maîtresse des lieux, et Thierry Coulhon, président du Hcéres Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur , le deus ex machina de l’évaluation (il me pardonnera cette liberté de langage à son endroit et n’y verra absolument aucune marque d’irrespect, bien au contraire), débattent de l’évaluation. Plutôt de l’évaluation des établissements, des laboratoires, des gouvernances, des nécessaires synchronisations mises en œuvre à partir de la vague C, dites « évaluations intégrées ».

Nathalie Drach-Temam précise que l’évaluation est une occasion pas une sanction, et que surtout, il vaut mieux évaluer tous les cinq ans que tous les cinq jours (elle dit réellement « pas trop souvent ») comme certains en ont la tentation.

Un point passe presque inaperçu, mais me semble important, et occupe l’essentiel de cette chronique, lorsque Thierry Coulhon déclare que certains collègues sont perdus.

Cinq degrés de proximité

Sur ce sujet très précis, une observation très générale et très moyennée montre qu’un chercheur CNRS Centre national de la recherche scientifique de base (le terme base a été employé par Thierry Coulhon) a cinq degrés de proximité avec son institution :

  • le premier étant le CNRS, cela est écrit sur son bulletin de salaire,
  • le deuxième est le laboratoire puisqu’il y va tous les jours et donc en connaît le chemin,
  • le troisième est la section du comité national de la recherche scientifique puisque c’est là qu’il est évalué, mais à son niveau il faut confondre évaluation et promotion,
  • le quatrième déjà très éloigné est son institut de rattachement, il y a de fortes probabilités qu’il ignore qui est le directeur de l’institut,
  • le cinquième est la gouvernance dont la plupart ignorent même jusqu’à l’existence.

Thierry Coulhon, plus élégant que ces propos et maniant la litote, parle de rapport lointain entre l’enseignant-chercheur ou le chercheur de base et l’institution dans son ensemble.

Cette conférence d’ouverture place la journée sur des bases élevées, la montée est finie, nous sommes en altitude de croisière, il faut garder le cap.

Et comme attendu, l’évaluation est un invariant de nos rencontres, un « marronnier » selon le vocabulaire de journaleux qui ne seraient pas familiers de nos rencontres et ne mesureraient pas toutes les difficultés qui sont les nôtres et qui président à tout changement millimétrique de nos pratiques.

Plaidoirie réussie pour une nouvelle évaluation

Virginie Dupont - ©  Seb Lascoux
Justement, quelques instants plus tard, Virginie Dupont, vice-présidente de France-Universités fait une plaidoirie très réussie, pour une nouvelle évaluation.

  • Une évaluation plus qualitative et ne reposant pas sur des facteurs d’impact ou des classements internationaux plus ou moins biaisés, nous démontre-t-elle par ailleurs, prenant l’exemple emblématique du classement de Shanghai, même si un contradicteur de l’assistance (Mohamed Najim) atténue légèrement son propos.
  • France Universités a signé l’automne dernier la déclaration Coara Coalition on advancing research assessment (Coalition on Advancing Research Assessment), comme  400 autres signataires en Europe, à l’initiative au printemps dernier du CNRS, du Hcéres et de l’ANR Agence nationale de la recherche .
  • Virginie Dupont, persuasive et très combative, appelle à une véritable épiphanie de l’évaluation.

Nous sommes tous convaincus. Le chercheur de base le sait-il ?

Et s’il est un peu perdu, pour reprendre l’expression de Thierry Coulhon, il va se demander ce qu’il va devoir faire comme travail supplémentaire.

Il faut du temps pour rédiger un dossier

Certes, il est souvent dit qu’un chercheur ou un enseignant-chercheur est multitâches (recherche, enseignement, tâches administratives d’intérêt collectif, demandes de financement). Mais, même si Antoine Petit, P-DG Président(e)-directeur(rice) général(e) du CNRS déclare à la table ronde que « de la variété naît le plaisir », même si Estelle Iacona
, présidente de l’Université Paris-Saclay, dit qu’un chercheur ou un enseignant-chercheur travaille « jour et nuit », il faut du temps supplémentaire pour rédiger un dossier.

Un dossier quasiment en habit du dimanche »

Je ne prends comme exemple que le dossier de demande de promotion, dossier sur lequel nos collègues passent en moyenne le plus de temps. Généralement, une demande de promotion conduit à une évaluation ex post, une évaluation ex ante étant plutôt réservée à une demande à l’ANR par exemple.

Lorsqu’il rédige son dossier pour la première fois, notre collègue commence toujours par se dire : « Je rédige, c’est pour voir, je n’y crois pas. »

Et puis, le dossier est déposé sur le serveur dédié, un dossier bien rédigé, relu de très nombreuses fois, un dossier très bien présenté, un dossier peut-être challengé par l’entourage immédiat du chercheur, un dossier quasiment en habit du dimanche, aurait-on dit jadis. Le chercheur pense alors :« Peut-être, pourquoi pas, sait-on jamais ? » Et il attend.

Il attend plusieurs semaines, plusieurs mois même, la plupart du temps, il ne connaît pas la date de la commission d’évaluation. Elle est difficile à trouver sur les sites, je ne suis pas sûr par exemple que toutes les sections du CNU Conseil national des universités ou du CoNRS Comité national de la recherche scientifique affichent leur agenda précis.

La réponse arrive. Souvent, elle est négative : « Votre dossier est très bon, mais beaucoup de candidats, le niveau, etc. »  La première partie de la phrase fait plaisir au comité, la deuxième partie dit au chercheur ou à l’enseignant-chercheur « Reviens l’année prochaine ».

Et c’est la seule chose qu’il entend. Il faudra recommencer.

Peut-être les règles auront-elles changé. Peut-être. Parfois il faut mentionner cinq publications (évaluation à deux ans et demi), parfois dix publications (évaluation à cinq ans), parfois sept (Ripec Régime indemnitaire des personnels enseignants et chercheurs 3).

Une forme de storytelling

Caractéristique de l’évaluation qualitative, il faut l’assortir d’un récit (ce mot est écrit dans les recommandations).

L’évaluation qualitative est une véritable épreuve pour l’évalué »

Ce dossier qualitatif poussé à l’extrême pourrait se transformer en une forme de storytelling, ou les plus talentueux pourraient écrire avec sveltesse à la manière de Chateaubriand, ou les plus timorés, ou ceux de nos collègues, désemparés ou perdus pourraient convoquer ChatGPT.

Bref, l’évaluation qualitative est une véritable épreuve pour l’évalué, même si elle est satisfaisante pour l’évaluateur.

Le chercheur ou l’enseignant-chercheur de base, qui, par cette évaluation qualitative tant appelée de nos vœux, n’arrivera pas à passer les différents obstacles de nos promotions (rien que dans le corps des professeurs ou des directeurs de recherche, quatre étapes, deuxième classe, première classe, et les délicieux premier et deuxième échelon de la classe exceptionnelle, autant de dossiers à écrire donc ; quatre étapes, c’est trois de trop).

Le temps béni de l'évaluation quantitative

Certains collègues, rétifs au storytelling, forcément embelli de temps en temps, regretteront le temps béni de l’évaluation quantitative, et penseront c’était mieux avant, n’en déplaise à Antoine Petit.

Sur une compétition, parce qu’en vérité les demandes de promotions sont des compétitions, quand on est premier c’est du fait du chrono, pas parce que des gens vous ont préféré à d’autres.

Bien sûr, il est dit, et c’est en partie vrai que la subjectivité d’un comité de vingt experts est préférable à l’objectivité d’un fichier Excel, il est vrai aussi qu’un comité de vingt experts, ou trente, ou douze, peut être fragile, Sidney Lumet l’a magistralement démontré en 1957 dans Douze Hommes en colère. Et dans nos systèmes ESR Enseignement supérieur et recherche , les experts sont connus des évalués, ce qui en cas d’insuccès conduit à une amertume plus profonde.

Cette proximité n’est pas forcément du meilleur aloi »

Pour les grandes évaluations (organismes, grandes universités de recherche intensive), des experts internationaux sont choisis, mais parce que c’est une grande évaluation, ils sont également connus, et bien sûr cette proximité n’est pas forcément du meilleur aloi.

L’enseignant-chercheur ou le chercheur de base évoqué par Thierry Coulhon en ouverture de cette belle journée était un peu absent. Un peu ailleurs sans doute, dans son labo, ou devant des étudiants, ou à rédiger une demande de subvention ou à rédiger son dossier, ou en mission, quoi d’autre, illustrant à merveille son travail — qui peut le moins peut le plus.

Mais lorsque l’assemblée s’égaillait aux pauses ou networkings organisés par News Tank, les conversations s’animaient et j’en ai résumé une : peu importe l’évaluation, qualitative, quantitative, peu importe pourvu que je passe moins de temps sur des demandes de promotions, ce sera autant de temps gagné pour la recherche, et puis si j’ai ma promotion, etc.

Joël Bertrand

Email : joel.bertrand@ensiacet.fr

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Parcours

IRT Saint Exupéry
Vice-président
Naval Group
Président du conseil scientifique
Muframex
Membre permanent du Comité d’évaluation et orientation
Fondation de Recherche pour l’Aéronautique et l’Espace (Airbus, Liebherr Aerospace, Safran, Thalès)
Président du conseil scientifique
Centre d'études mexicaines en France
Président du conseil scientifique
Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Conseiller spécial du président
Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Directeur général délégué à la science
Fondation de coopération scientifique Science et Technologie pour l’aéronautique et l’espace
Directeur
Laboratoire de génie chimique (UMR CNRS, UPS, INP Toulouse)
Directeur
Comité national de la recherche scientifique (CoNRS)
Président de la section 10 Milieux fluides et réactifs : transports, transferts, procédés de transformation

Fiche n° 27835, créée le 22/12/2017 à 11:54 - MàJ le 04/04/2024 à 10:58

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