Demandez votre abonnement gratuit d'un mois !

Seul ou ensemble ? Ce que l’ESR peut apprendre du monde sportif (Jöel Bertrand)

News Tank Éducation & Recherche - Paris - Analyse n°130959 - Publié le 15/10/2018 à 16:35
- +
©  CNRS
©  CNRS

« Les managers, les entraîneurs, les coachs ou autres leaders, que doivent être les présidents d’organismes, d’universités, de grandes écoles, directeurs de laboratoires ont d’immenses missions d’explication, de motivation, d’orientation », écrit Joël Bertrand Directeur de recherche émérite @ Centre national de la recherche scientifique (CNRS) • Vice-président @ IRT Saint Exupéry • Président du conseil scientifique @ Naval Group • Représentant du CNRS au… , président du conseil scientifique de Naval Group et ancien directeur général délégué à la science du CNRS Centre national de la recherche scientifique , le 12/10/2018.

Dans cette première chronique pour News Tank, il rebondit sur le thème « Seul ou ensemble ? L’ESR Enseignement supérieur et recherche français à l'épreuve du collectif » retenu pour l'événement Think Education et Recherche qui se tiendra à Paris Dauphine les 12 et 13/02/2019.  

Joël Bertand y évoque les points communs et différences entre le monde du sport (cyclisme, trail, football, golf…) et le monde universitaire lorsqu’il s’agit de fédérer un collectif autour d’un objectif. 

« Didier Deschamps [sélectionneur de l'équipe de France de football] cet été, Pascal Dupraz en 2016 quand son équipe de football à Toulouse était au bord du précipice, ont tiré le meilleur de leurs joueurs. Nos dirigeants universitaires doivent les imiter et tirer le meilleur des enseignants-chercheurs, chercheurs, ingénieurs et techniciens, car le meilleur est en chacun. »


ESR et sport : petites similitudes

Le cyclisme est un sport individuel qui se pratique en équipe. La recherche est une activité individuelle qui se pratique en équipe. Ou bien le contraire. La recherche est une activité collective qui se pratique individuellement.

  • Un chercheur peut-il réussir seul, un cycliste peut-il gagner seul, un marathonien ou un trailer peut-il gagner seul ?
  • Une université, aussi brillantes soient ses individualités, peut-elle se lancer dans la compétition internationale, seule ? Est-elle mieux armée dans un collectif ordonné et aux objectifs clairs ?

Dans les champs sportifs, les objectifs sont simples : gagner. Et gagner est très simple à définir. C’est par exemple en football marquer un but de plus que son adversaire, en course à pied, mettre moins de temps que les autres, c’est dans toutes les disciplines, s’approprier la devise olympique plus vite, plus haut, plus fort (citius, altius, fortius).

Dans l’enseignement supérieur et la recherche, quelles sont les questions ?

Réussir seul ou ensemble ?

Dans notre pays, les chercheurs ou enseignants-chercheurs sont évalués très régulièrement (Comité national de la recherche scientifique, commissions scientifiques spécialisées, Conseil national des universités au travers des promotions, autres).

À quelques exceptions près, cette évaluation réglementaire est juste et, pour le moment, ne suscite pas débat, sinon pour accentuer certains aspects particuliers.

Au-delà de cette évaluation, existent de nombreuses reconnaissances, les plus prestigieuses, prix Nobel, médaille Fields, médaille d’or du CNRS Centre national de la recherche scientifique , des reconnaissances spécialisées, prix de l’Académie des sciences, prix de l’innovation et bien d’autres.

Sans équipe, pas d’avancées, pas de résultats consistants »

Dans tous les cas, l’heureux lauréat d’une reconnaissance particulière évoquera un travail d’équipe, un groupe autour de lui, un travail collectif, d’ailleurs souvent traduit par des publications communes. Il remerciera, exprimera sa gratitude. Mais lui seul est sur la photo, lui seul reçoit le prix, et cette reconnaissance profitera plus à sa carrière qu’à celles de ses collègues.

Dans le cyclisme moderne, il est impossible de gagner le Tour de France seul. Un vainqueur potentiel doit avoir une équipe forte qui va l’amener dans des conditions optimales. Chaque équipier a un rôle précis, et s’efface quand sa mission est terminée. Seul le vainqueur est sur la photo. Sans équipe, pas de victoire, pas de podium.

Il en va ainsi pour nos communautés scientifiques : sans équipe, pas d’avancée, pas de résultats consistants.

Peopolisation ou mise en valeur des équipes ? 

Dans les pratiques sportives, il est nécessaire de bien connaître l’objectif, et ce faisant, de bien connaître son rôle, équipier ou leader, selon l’épreuve, en fonction de ses aptitudes et compétences propres, mises à profit pour la réussite de l’un, donc de tous.

Recherche académique : peopolisation, à défaut de bonnes rémunérations »

Dans d’autres épreuves, seul le collectif est privilégié. Par exemple, et toujours en cyclisme, dans une épreuve de contre-la-montre par équipes, le temps est pris sur le cinquième coureur. L’équipe doit donc faire en sorte qu’ensemble au moins cinq coureurs (sur sept ou huit) fassent le meilleur temps possible. C’est l’illustration même de l’adage, seul on va plus vite, ensemble on va plus loin.

Dans ces épreuves, les noms des coureurs sont oubliés, seul est retenu le nom de l’équipe, SKY ou BMC par exemple. En recherche, il faudrait retenir le nom de l’équipe ou du laboratoire de recherche, en gommant le nom des chercheurs pour magnifier un collectif.

Dans les équipes de recherche des grandes entreprises (Airbus, Sanofi, Thalès…), on ne connaît pas le nom des personnes. Les succès sont portés au crédit de l’entreprise, qui gère comme elle l’entend, et même souvent, comme il se doit, ses chercheurs les plus prolifiques.

J’en viens parfois à penser que la recherche académique souffre de peopolisation, à défaut de bénéficier de bonnes rémunérations. 

Performance, compétition

Naguère, les mots de performance ou de compétition étaient honnis, tant ils étaient supposés attenter aux individus, les blesser dans ce qui était leur essence même de chercheurs. Le spectre d’une rémunération au mérite est un chiffon rouge, même si, de temps en temps, et encore récemment par le P-DG Président(e)-directeur(rice) général(e) du CNRS, ce tabou est plus qu’effleuré.

La compétition est la mesure de ses propres progrès »

En sport, la performance est le dépassement de soi, l’estime de soi-même, la compétition est la mesure de ses propres progrès, ou bien de ses insuffisances que l’on va corriger, par un entraînement adéquat, et qui permettront de viser des objectifs raisonnables.

En sport, le déni n’existe pas. On gagne ou l’on perd, mais d’abord on participe, on appartient à une immense communauté et on est un acteur de progrès, comme tout chercheur dans n’importe quel laboratoire qui a compris l’objectif y adhère en un affectio societatis du meilleur aloi.

La victoire dans la recherche

Participer, puis gagner, c’est une publication acceptée, une conférence où l’on est invité, une ANR Agence nationale de la recherche décrochée, un contrat européen, un doctorant totalement financé et parfaitement équipé pour ses expériences ou ses enquêtes de terrain par exemple. La performance, c’est cela.

Le 18/10/2018 a lieu le Grand Raid de la Réunion (GRR, Diagonale des Fous), probablement l’un des cinq ou six ultra-trails les plus difficiles au monde : 165 km, 10 000 mètres de dénivelé positif, dont l’épouvantable kilomètre vertical. Les premiers mettront juste 24 heures, les dernières 66 heures.

Les premiers auront un prix Nobel, les derniers recevront la distinction de finisher. Grâce à eux aussi, la communauté mondiale des sportifs aura progressé, tant ils auront donné de courage, d’abnégation dans l’épreuve, d’exemplarité, sans être sur la photo.

Le slogan cette année de cette épreuve est Des milliers de pas pour l’homme. Un grand pas pour l’humilité. Ils appartiendront à la solidaire république des trailers, exemple à suivre pour la solidaire et nécessaire république des chercheurs.

Tirer le meilleur des personnels

Isabelle Barth Professeure des Universités @ Université de Strasbourg (Unistra)
, lors d’une réunion des DGS Directeur/trice général(e) des services des universités en septembre à l’Université Lyon 1, déclarait :

« La recherche reste très clanique. On essaie de faire entrer les chercheurs dans le monde de la performance et ça coince. »

Les managers, les entraîneurs, les coachs ou autres leaders, que doivent être les présidents d’organismes, d’universités, de grandes écoles, directeurs de laboratoires ont d’immenses missions d’explication, de motivation, d’orientation.

Didier Deschamps, sélectionneur de l'équipe de France de football cet été, Pascal Dupraz en 2016 quand son équipe de football à Toulouse était au bord du précipice (« C’est maintenant qu’il faut le faire », juin 2016, vidéo Canal+), ont tiré le meilleur de leurs joueurs.

Nos dirigeants universitaires doivent les imiter et tirer le meilleur des enseignants-chercheurs, chercheurs, ingénieurs et techniciens, car le meilleur est en chacun. Voici sans doute un énoncé naïf, sinon angélique. En vérité, je ne crois pas du tout qu’il le soit. 

Accepter un collectif, est-ce perdre ?

Depuis 2010, presque toutes les universités se sont lancées dans la course aux Idex Initiative(s) d’excellence , puis aux I-site Initiative-Science-Innovation-Territoire-Economie . Sans doute plus que monts et merveilles ont été promis. Sans doute, les universités ont-elles pressenti un caractère obligatoire, peut-être certaines d’entre elles ont-elles cru à un revival de l’école des fans où tout le monde gagne. Peut-être.

Aujourd’hui, de manière définitive ou probatoire existent dix Idex et dix I-site. Des travaux herculéens ont présidé au montage, au démontage, au remontage des projets.

Les gagnants continuent leur chemin. Certains perdants, gonflés d’amertume, ont contesté le jury, les règles du jeu (mal expliquées souvent d’ailleurs, peut-être simplement parce qu’il n’y en a pas).  

Des regroupements ont été demandés. Plusieurs lois, plusieurs injonctions (paradoxales ou pas) sont venues accompagner nos universités. 

Sport : des concurrents qui savent jouer collectif

Dans le sport, des concurrents savent aussi jouer collectif à l’image de de la Ryder Cup (golf), de septembre dernier : l’Europe y a triomphé. Parmi les 12 joueurs européens, des Anglais, des Irlandais, des Espagnols, des Italiens, des Suédois, des Danois… aucun Français. Mais nous avons gagné. Les joueurs ont oublié leur nationalité, ils étaient simplement européens.

De même, au Championnat du monde de cyclisme (qui se court par équipes nationales), les leaders ont oublié leur équipe d’origine, ils couraient sous un autre maillot, et pour l’objectif de faire gagner la France. Il s’en fallut de peu qu’ils y parviennent : parmi les six derniers échappés figuraient trois Français, qui toute l’année sont pourtant adversaires.

Et bien sûr, l’équipe championne du monde de football est l’équipe de France. Peu importe les clubs de chacun, c’est l’équipe de France, et l’objectif, puis le résultat, est plus grand que chacun.

Cette personnalité morale apparaît comme un véritable totem »

L’ordonnance sur les regroupements est, aux dires des experts et des juristes très affûtés, pour rester dans la tonalité sportive, une bonne chose, qui offre des possibilités variées aux universités, notamment la conservation de la personnalité morale.

Pour un observateur non averti, cette personnalité morale apparaît comme un véritable totem, quelque chose auquel il ne faut pas toucher, sous peine de… sous peine de quoi d’ailleurs ? Je renvoie à une excellente tribune de Jean-Yves Mérindol en novembre 2017, quelle est l’utilité d’une personnalité morale ? Se poser la question, c’est malicieusement y répondre.

L’équipe de France de football n’a pas de personnalité morale, le Real Madrid peut-être. Mais le sait-il, il est juste la propriété de ses socios, pour leur plus grande satisfaction.

Joël Bertrand

Email : joel.bertrand@ensiacet.fr

Consulter la fiche dans l‘annuaire

Parcours

IRT Saint Exupéry
Vice-président
Naval Group
Président du conseil scientifique
IRT Saint Exupéry
Représentant du CNRS au CA
Muframex
Membre permanent du Comité d’évaluation et orientation
Fondation de Recherche pour l’Aéronautique et l’Espace (Airbus, Liebherr Aerospace, Safran, Thalès)
Président du conseil scientifique
Centre d'études mexicaines en France
Président du conseil scientifique
Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Conseiller spécial du président
Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Directeur général délégué à la science
Fondation de coopération scientifique Science et Technologie pour l’aéronautique et l’espace
Directeur
Laboratoire de génie chimique (UMR CNRS, UPS, INP Toulouse)
Directeur
Comité national de la recherche scientifique (CoNRS)
Président de la section 10 Milieux fluides et réactifs : transports, transferts, procédés de transformation

Fiche n° 27835, créée le 22/12/2017 à 11:54 - MàJ le 20/03/2024 à 16:52